F Schurmans

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Fabrice

SCHURMANS

 
 
 
 
 

Ainsi finit Fadagosa

 

Non loin de Marvão, ce bout de Portugal coincé entre le ciel et l’Espagne, d’anciens bains s’effacent. On n’y accède qu’au terme d’un voyage assez périlleux, les derniers héritiers du site veillant des rêves de fortune un fusil à portée de la main. Leurs regards hallucinés effraient hirondelles et mornes fantômes. Savent-ils qu’ils protègent un délire ? De quel Bojador rêvent donc ces tristes conquistadors ? Des eaux hyposalines, gorgées de silice et de fer, firent la richesse de leurs aïeux autant que leur déchéance. On n’y soigne plus les maladies de la peau ni les rhumatismes, mais le lieu se prête à l’exercice de la mélancolie. Parfois, une corde claque dans un ciel badigeonné de bleu. Il s’agit d’une cigogne à la recherche de sa pitance. Pour peu que l’imprudent oublie sa montre, le temps oublie de battre et nous de le regarder passer. Partout l’histoire du pays s’entortille autour de pierres ébréchées par la mémoire. Accroupie au-dessus du passé, celle-ci élime le sillage d’une hirondelle. Des bâtiments s’étendent sur quelques hectares qui témoignent des fastes où l’on plongeait ses purulences. Au fronton d’un casino, les restes d’une date – 189. – surgissent de dépressions inconnues avant de replonger dans les ombres. Des murs, des portes et une fontaine poussent au milieu de la végétation, entés sur des vestiges que certaines imaginations attribuent aux Romains. Sans à-coups, moi, le Grand Découvreur, le Desdichado, m’installe dans un aquarium ; je le reconnais sans peine au ton émeraude-baignant l’ensemble. Le parc, arboré de peupliers, platanes, hêtres et eucalyptus, s’élague sous l’effet de la marée et, bientôt, ce sont des algues dérivant alentours qui me taraudent. Des chambranles se balancent au gré du courant tandis que des poissons ajustent leur smoking avant de s’amuser avec la rouille des escarpolettes. Dans L’Hôtel des Thermes se noient des sommiers, voyage une valise accompagnée de ses pilotes – brosse à dents, peigne, blaireau – et noyagent de vieux Espagnols d’Estrémadure. Dans cet Atlantide perdu entre deux plis, où soi se dévêt de soi, ceux-ci éprouvent les atomes d’un instant où ils sont censés s’égayer. Recouvre-t-on au milieu de ces illusions la grandeur perdue des capitaines de Cáceres et de Trujillo ? Les thermes de Fadagosa ne soignent pas toutes les affections.

Le décor, bâti sur les sources, sombra, dit-on, peu de temps après sa construction. Il s’abîme toujours, sans que l’on sache si c’est lui qui s’enfonce ou si ce sont les eaux qui montent.

 

Le retour de Pinzón

 

Dans la baie où l’Atlantique s’agite à peine, des enfants s’acharnent sur le cadavre d’un goéland. L’un d’eux, la morve au vent, concentre les efforts d’un fort bâton sur le fondement de l’animal. S’agit-il d’empêcher l’orphelin des caravelles de fuir dans les ciels bariolés de Baiona ? Le Vieux Capitaine offre ses rides à des embruns sans âge. Les orbites tournées vers une Pinta de pacotille guettent l’apparition des chimères. De quelle fosse enténébrée remonteront-elles ? Toutes sortes de rêveries affleurent avec l’écume. Celle-ci dépose sur les gerces une antique amertume. Une note de nostalgie. Elle est salée !

À quelques encablures, une suicidée entourée de pêcheurs danse au gré d’une mélopée battue par la marée. Le lendemain de ce sabbat, des centaines de visages couvrent la plage. Pour l’œil, des molécules d’eau retenues par quelques filaments. Pour le Vieux Capitaine, des masques auxquels il joint ce masque dont les miroirs le giflent. Les revenants s’évaporeront avec les restes de la terrible équipée. Parfois, à reculons, des débris entrent dans le port. Alors, le sillage halé par leur proue étire jusqu’aux Indes son charroi de fantômes. Le goéland, enfin, prend son envol sous les lazzis des enfants. Les mats ne l’attirent plus, ni la terre ferme, ni les charivaris des marins. Venu des lointaines Antilles, un hourvari emporte le prince désarticulé ainsi que les gloires dont le Vieux Capitaine n’eut guère le temps de profiter. Toi qui ramenas la soif de l’or et la fièvre dans le sang, quel miasme engloutit donc tes rêves de glaires ?

 

 

Ce fleuve que je ne connais pas

Pour Jean-Claude Kangomba

 

Je m’appelle Léopold II, roi de Belgique et du Congo.

La réalité m’embête et Bruxelles s’assoupit sous les pluies de novembre. Alors, de l’index, je remonte ce fleuve n’existant que sur les cartes. Je m’attarde sur les affluents, cherche la source qui enflamme tant d’esprits. On rapporte que les Portugais ont planté un padrão non loin de l’embouchure, comme un chien marquant son territoire. Certains voudraient le restaurer. Il vaudrait mieux le renvoyer à Lisbonne tel quel, rongé par la mousse et l’amertume. À fond de cale, avec le fantôme de Diogo Cão. Ils encombrent la mémoire du grand fleuve. Or, le limon n’a d’autre nom à retenir que le mien.

Mon nom planté sur les berges, célébré dans les mélopées par des milliers de natifs, honoré dans les classes par des milliers d’élèves. Ici et là-bas. La flatterie est plaisante. Regarder un obséquieux s’échiner, lui jeter un regard froid en guise de récompense, le voir s’éloigner la queue entre les jambes. Ce pouvoir provient du fleuve. Il faudra bien l’entretenir. Rappeler aux contempteurs que ce fleuve fait d’un roi un empereur. Le Nil eut Ramsès. Cela suffit à sa gloire. Comme lui, j’oblitérerai le nom de ceux qui me précédèrent dans le vaste bassin. L’histoire n’a pas gardé traces des détracteurs du Pharaon. Emportés par les flots. Les méandres que les géographes dessinent à mon intention imposeront la figure d’un monarque de légende. Qui m’oubliera désormais ?

On rapporte que mes sujets ne m’aiment pas. Ni ici, ni là-bas. Ils me craignent. Tant mieux. Je coulerai dans leur cauchemar. Je les priverai de rives. Je les dériverai. Ici et là-bas. Le grand fleuve n’existera plus que sous ma main. Ce fleuve où les capitaines d’industrie tremperont leurs belles actions. Ce fleuve que les missionnaires dragueront de ses âmes impies. Ce fleuve que les soldats débarrasseront de toute résistance. Suis-je dupe du sentiment des riverains, ici et là-bas ? Ce fleuve, pas plus que la Meuse, ne veut de moi.

Je m’en fiche.

 

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