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- Mis à jour le dimanche 25 décembre 2022 10:18
- Publié le samedi 10 septembre 2016 11:58
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Jean
PEZENNEC |
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Dès le début, il avait senti que quelque chose clochait. Qu’il n’était pas là où il aurait dû être. Autour de lui, tous s’activaient, s’interpellant, s’empoignant, s’enlaçant, s’agrégeant en groupes jacassants qui tenaient des discussions passionnées auxquelles il ne comprenait rien, puis se dispersant soudain pour courir dans tous les sens en sachant apparemment exactement où ils allaient. De toute évidence, cette agitation frénétique qui lui semblait vaine avait un sens pour tout le monde sauf lui, et s’inscrivait dans une action globale où chacun, à part lui, tenait un rôle précis qu’il connaissait parfaitement.
Lui, depuis le début, errait. Perdu, il allait de groupe en groupe, écoutant en se demandant ce qu’il faisait là des conversations auxquelles il n’arrivait pas à s’intéresser. Parfois, se forçant, il tentait de placer un mot, mais chaque fois, il le sentait bien, ce mot tombait à plat. Il n’était jamais dans le ton, il n’était jamais dans la note.
Ce jour-là, il eut l’explication. D’ordinaire, les autres semblaient ne pas le voir, et n’arrêtaient jamais le regard sur lui, comme s’il avait été transparent. Ce matin-là, un petit homme à lunettes rondes et à allure d’intellectuel qui passait près de lui d’un air affairé s’arrêta soudain, le regardant avec stupéfaction.
— Mais… Que faites-vous là ? lui demanda-t-il.
— Si je le savais…
— Vous ne figurez pas dans la liste des personnages !
— Vous en êtes sûr ?
— Si j’en suis sûr ! C’est moi l’auteur de ce roman ! Enfin, de ce roman… De cette autofiction, plus précisément, ce qui explique pourquoi je suis moi-même ici, et pourquoi je connais en principe tous les personnages…
C’était donc ça ! Il savait bien que quelque chose n’allait pas ! Il n’était pas dans le bon roman !
— Et comment je fais, moi, maintenant, pour sortir de votre fiction ?
— Ça…
Le petit homme écarta les bras en signe d’impuissance.
— Maintenant que vous êtes dans le roman, j’ai bien peur qu’on ne puisse rien y changer. Un roman, une fois qu’on y est entré… Que voulez-vous que je vous dise ? Continuez à errer…
Et il se remit à errer, personnage égaré dans une fiction qui ne le concernait pas.
Il avait une âme d'esthète. Pour lui, dix civils qu'on fusillait sommairement étaient une fresque à la Goya. Une barricade couverte de cadavres un tableau à la Delacroix. Un supplicié écorché vif et dégoulinant de sang une vision à la Soutine. Les massacres qui journellement se perpétraient de par le monde lui faisaient journellement venir aux lèvres les noms de Picasso et de Guernica. L'humanité entière jetée sous ses yeux dans des cuves d'huile bouillante aurait seulement éveillé en lui le souvenir du Jugement Dernier de Jérôme Bosch. Il traversait la vie comme il aurait traversé un musée, en cherchant dans le catalogue les souffrances à vif étalées sur les murs.