Marie Derley

Marie

DERLEY

 

 

 

 

 

 

 Par hasard et par passion

haïbun

 

Entre 1871 et 1877, Rodin était à Bruxelles. De retour d’un voyage de deux mois en Italie, il demanda au commandant de ma caserne de lui envoyer un soldat pour lui servir de modèle. Le commandant Malevé envoya neuf volontaires et c’est moi, Auguste Neyt, soldat du Service des télégraphistes, que Rodin choisit. J’étais jeune, fin, musclé et belge ; je me prénommais Auguste comme lui. Les méandres du destin sont étranges. Un hasard malheureux avait fait sortir mon numéro du tirage au sort pour le service militaire. Un hasard heureux me libéra de ma caserne glaciale pour un atelier de sculpteur, pendant quelques mois de 1876.

 

matin de printemps
dans la chaleur de l’atelier
l’odeur de la terre

 

Dument muni d’une permission, je me rendis régulièrement à l’atelier de la rue Sans-Souci où ma nudité était scrutée par le sculpteur. La gouge ou l’ébauchoir crissaient légèrement sur la surface de la terre où se matérialisait mon apparence esquissée, effacée, transposée, recommencée. L’empreinte des doigts du sculpteur inscrivait mon portrait dans la glaise et lentement, un corps de terre sortait du néant. J’avais vingt-deux ans, il en avait trente-six. Nous devînmes amis. Il arriva que je pose aussi le soir, à la bougie, avant de rentrer dormir à la caserne. La sculpture, elle, dormait sous un drap de coton humide pour conserver la plasticité de la terre. Combien de fois fut-elle ainsi recouverte le soir et découverte le lendemain pour un travail sans cesse continué !

 

sur la terre glaise
les doigts pressent et glissent –
danse du silence

 

Poser nu, en ces années-là, ce n’était pas si banal. Ni facile. Le déhanchement, la torsion, un bras levé : la pose était pénible. Mais j’échappais à la caserne vétuste, Rodin me versait le défraiement des modèles et le métier de sculpteur m’impressionnait. Je regardais les praticiens préparer la terre en la malaxant comme une pâte épaisse, délayer la poudre de plâtre pour le gâcher, mixer longuement pour qu’aucune bulle ne se forme en surface, créer le moule en plâtre, poser les languettes de séparation pour le puzzle qu’il faudra recomposer pour couler le plâtre, démouler, limer, poncer, polir et obtenir enfin le moulage. Puis, si la sculpture a du succès, elle sera confiée à un fondeur pour couler le bronze. Tout ce travail avant d’arriver à une sculpture en bronze ! J’y repensai souvent quand, mon temps d’armée fini, je fus entrepreneur de travaux. Parfois il m’invitait à déjeuner chez lui, au 71 de la rue du Trône. Je butinais dans les casseroles de Rose, sa compagne, dont la cuisine était savoureuse, surtout par comparaison à la gastronomie calamiteuse de ma caserne.

 

soleil couchant –
les rides plus marquées
sur la terre

 

Une sorte d’ivresse me foudroya quand je vis le moulage terminé, cette silhouette qui était moi et qui ne l’était pas, c’était bouleversant ! En janvier 1877, la sculpture fut exposée au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, puis au Salon de Paris en mai. Elle était si vivante qu’on crut le plâtre moulé sur un modèle vivant. Un scandale, une infamie pour Rodin s’il avait effectivement présenté un moulage comme étant une sculpture. Pour prouver son honnêteté, je repris la pose pour le photographe Gaudenzio Marconi. Quelqu’un à Paris conseilla de faire un moulage du modèle et de comparer : Rose gâcha le plâtre et moula mon corps de ses doigts fins, la caisse fut envoyée à Paris avec les photos. J’ai même proposé d’aller à Paris pour poser nu à côté de la sculpture, mais mon commandant, qui avait accordé tant et tant de permissions, me refusa celle-là.

 

un livre ancien
où il manque des pages –
je me souviens de lui

 

Ce triste novembre 1917, Rodin est mort. J’ai soixante-trois ans et la guerre n’en finit pas. Dans les Flandres belges, près d’Ypres, des milliers de soldats ne cessent de venir mourir dans la boue. À Moscou, la révolution a mis fin à l’empire tsariste ; les empires ottomans et austro-hongrois vacillent. Mais ma sculpture est éternelle. De toute ma vie, je n’ai posé que pour Rodin et uniquement pour cette œuvre, l’Âge d’airain, qui me relie à lui pour toujours. Moi, Auguste Neyt, je suis l’homme d’airain, par hasard et par passion.

 

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