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- Mis à jour le dimanche 25 décembre 2022 10:25
- Publié le samedi 30 novembre 2013 10:59
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Miguel Angel
SEVILLA
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Des micro récits mais non quant au contenu, me dit-il, non, pas du tout quant au contenu. On était dans un bar de Tessy, on entendait couler la Vire et le silence planer comme un oiseau.
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On voyait une longue rue se perdre dans l’espace, vers Saint-Lô. On voyait aussi les marches en pierre qui mènent à la vieille église, la devanture verte de la pharmacie, et sur le trottoir de la fleuriste il y avait des fleurs.
La personne qui me parlait – je prenais un café au comptoir d’un bar – disait que, dans un micro récit, le contenu se masse sous les mots et qu’ils ont la dimension d’une poignée de main.
Et aussitôt dit aussitôt fait, il me serra la main et me quitta pour aller écrire, me dit-il une nouvelle fois, des micro récits.
Il était près de midi, le soleil allait briller et aussitôt se recouvrait, le vent sifflait des gouttes de pluie grises, puis des gouttes brillantes.
A midi passa, entre l’ombre et la lumière, une fille de la mer et du soleil ; je la regardais pendant longtemps et soudainement elle disparut.
A ce moment, je ne sais pas pourquoi, j’ai regardé le fond de ma tasse de café, et j’ai vu qu’elle était vide.
Tessy-sur-Vire, 2010
Un homme s’approche, je venais par le chemin de halage, en fait il sortait de la Vire, il était couvert de vase et d’herbes vertes de la couleur des algues.
Il me dit bonjour etc., avec la main droite il écarte la fange qu’il avait devant les yeux.
Il m’a dit qu’il était de «ces ombres» dont parle Samuel Beckett dans un poème, de ces «ombres de la Vire» ; qu’il faisait partie de ces ombres que la Vire «charrie», comme l’écrivit Samuel Beckett quand il était ambulancier à l’hôpital irlandais de Saint Lô, à la fin de la deuxième guerre.
Il m’a dit qu’il avait des enfants, qu’il ne rentre plus en Floride dont il est originaire, et qu’il reste par ici, qu’il nage la nuit et que le jour il se repose, et qu’au fond du fleuve la vase est suave et douce, qu’elle ressemble à la peau des femmes tendres.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012
Un homme avance, je ne sais pas si c’est un survivant de la dernière guerre, âgé et jeune en même temps, comme si la guerre abolissait l’espace et la durée, et que cet homme marchait constamment par les rues de Tessy-sur-Vire.
En fait il va chercher du pain, en fait il porte une mitraillette, en fait il a la tête ensanglantée.
C’est un homme Noir si je me fie à sa démarche, c’est un homme comme tous les hommes si je me fie au rouge de son sang. Il porte à la poitrine une fleur rouge, on l’a visé en plein cœur, il porte un bandeau taché de sang autour de la tête, il trébuche et tombe, il est en pleine forme et va chercher du pain.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012
Je ne connais pas le nom des arbres, je suis comme un aveugle qui traverse un paysage, je ne sais pas comment les nommer.
Heureusement il y a le fleuve, je peux le nommer, les arbres se reflètent dans les eaux de la Vire, là je peux les nommer et partir dans le langage.
M’enfoncer, sinon dans le paysage, tout au moins dans l’eau et ses reflets, via le langage, à travers lui et disparaître.
Restent les arbres si beaux toujours debout, pas dissous dans l’eau où je suis dissous, debout comme des grandes sentinelles de ce pays normand. Est-ce que quelqu’un les chante, est-ce que quelqu’un un jour me dira leurs noms?
Je leur dis «Adieu, hommes» ! Et je sais qu’ils m’entendent, et qu’ils m’attendent et me disent Au revoir.
A bientôt, voilà ce que murmure ma voix de l’autre rive, où je suis parmi les vivants, comme les arbres se dessinent sur le miroir ondoyant de ce fleuve côtier.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012
La Vire bouge à peine – c’est beau de noter ça dans le matin ensoleillé.
Le soldat de la dernière guerre est aujourd’hui resté dans la vase, peut-être qu’il est seul, peut-être ne l’est-il pas, peut-être qu’un autre l’accompagne, un autre ou plusieurs.
Samuel Beckett, quand il parlait en 1945 des «ombres que la Vire charrie» semblait désespéré. «Le crâne de la mort», disait-il, avalera tout un jour ou l’autre, et avec ce tout les formes successives que nous fûmes. O fiume des douleurs! (1).
Venu beaucoup plus tard et d’un autre continent, ne connaissant pas la guerre, il m’est facile de regarder et d’aimer ces champs que la Vire traverse. Et d’entendre le chant des oiseaux, d’y prendre du plaisir. Et de parler d’un soldat qui gît dans la vase, un soldat que je n’ai pas connu. Et, aussi, également, de voir et de parler des lianes qui tombent d’un arbre sur la Vire, comme les cheveux longs d’une femme libre.
J’ai beau jeu en somme de vivre et recevoir, à la façon des arbres, le vent et la lumière.
1. Fiume : fleuve en Italien.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012
A Tessy-sur-Vire, pendant l’occupation allemande –Tessy a été libéré le 2 août 1944 –, un homme, ou un jeune homme, a pris ou a volé, comme on voudra, pour moi en fait il a récupéré, un paquet de cigarettes d’un camion de l’occupant. Une dame, à la bibliothèque de Tessy, m’a raconté que des soldats allemands se sont saisis de l’homme, ou du jeune homme, ou du père de famille et l’ont jeté dans un puits.
J’aimerais savoir à quel endroit se trouvait ce puits, à quel endroit ce crime a été commis, et aller fumer une cigarette, en griller une en honneur du disparu.
Une la nuit, et une autre en plein midi, un jour de marché de préférence. M’aveugler de soleil et de tabac, de nuit et solitude en honneur de cet homme qui demeure pour trop un inconnu, toujours au fond d’un puits et sans visage. Avec son envie de fumer et son envie de vivre.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012
Voilà les faits. La mer est belle et cogne mollement contre une plage endormie, ce bruit est agréable. On est près de Bayeux, sur une des plages du Débarquement, et on voit les fortifications du prétendu «Mur de l’Atlantique», puis une écolière qui s’avance évidemment comme une colombe, puis tout un groupe d’écoliers, d’écolières. Elles sautillent sur les ruines de ces fortifications et les garçons marchent sur ces ruines en explorateurs, se mettent à courir et inopinément s’arrêtent, pensifs.
Soudain, derrière des arbres, le groupe disparaît et on ne voit que la mer immense.
Un peu plus tard il y a trois jeunes filles, presque des enfants, qui rentrent dans l’eau, qui chantent et qui rient. L’eau doit être froide, le premier bain de la saison les a mis en joie. Ce sont me disais-je les Trois Grâces éternelles, celles que les peintres, de temps en temps, figurent et que les sculpteurs, au cœur du marbre, cherchent peut-être.
J’en parlerai à Xavier, mon ami sculpteur de L’Usine Utopik, je lui dirai c’est vrai, la beauté l’emporte sur la guerre.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012
Elle s’appelait Emma dans la Résistance, elle était née dans le Jura. Comme elle faisait partie du réseau de Résistance des P.T.T. de Beaucoudray et Saint-Lô, elle est associée dans le souvenir local au groupe de onze Résistants fusillés par les allemands à Beaucoudray, à quelques kilomètres de Tessy-Sur-Vire, le 15 juin 1944. Leur chef, René Crouzeau, avait dit la veille à ceux qui l’interrogeaient : «Nous sommes contre vous».
Emma devait beaucoup aimer la littérature. Avant de prendre définitivement «Emma» comme nom de guerre, elle avait choisi «Mademoiselle Flaubert».
Son nom est Simone Michel-Levy. Elle fut arrêtée par la Gestapo au 24 de la rue Bertrand, à son bureau des P.T.T. à Paris, le 5 novembre 1943 et conduite à la prison de Fresnes. De Fresnes elle fut envoyée au dépôt de Royallieu près de Compiègne, et de là à Ravensbrück le 30 janvier 1944. Le premier septembre 1944 elle faisait partie des six cents soixante-et-une femmes déportées qui arrivèrent à Flossenbürg, en Bavière, dans le Haut-Palatinat. Condamnée à mort pour sabotage, Emma y fut pendue le 13 avril 1945.
La veille de son exécution elle écrivit à sa mère : «Ne pleurez pas, c’est un ordre. Ne soyez pas tristes. Moi je ne le suis pas. Mon cœur est calme autant que mon esprit. Dans ma petite cellule j’interroge le ciel, je pense à tout ce qui est beau, à tout ce qui est clair».
Le premier jour où je suis allé à la bibliothèque de Tessy-Sur-Vire, au cours de ma résidence d’écriture à L’Usine Utopik, en mai 2010, on m’a tout de suite parlé d’Emma. Deux femmes, plus exactement, m’en ont parlé.
Et aujourd’hui je me souviens d’une affirmation de Gustave Flaubert que j’ai lu il y a longtemps : «En France, il y a plus de cent villages où pleure Emma Bovary».
En relisant ce texte je veux le dédier aussi à ma mère, dont le prénom était Francisca-Emma.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012
Un homme marche le long de la Vire et, entre l’écluse de Bouttemont et le ruisseau Le Heudein, voit surgir la forme gracieuse d’une belle femme qui l’accompagne, sans qu’il s’en aperçoive, depuis l’écluse de Tessy-sur-Vire.
Elle surgit devant lui comme issue des eaux, ruisselante et déjà séchée, souriante et lointaine, nostalgique. Elle si jeune, de quel lointain pays son corps est-il meurtri? Elle si vieille, de quelle jeunesse porte-t-elle la morsure? Ensuite elle ressemble à un arbre, elle est cet arbre si beau et si puissant à l’ombre duquel les moutons somnolent, et tout à coup elle devient oiseau, s’envole de l’arbre et disparaît.
Mais avant de disparaître elle fait un tour sur la tête de l’homme qui marche, lequel porte un chapeau et qui, en se retournant pour voir son envol, ne trouve que son ombre.
Il lui dit :Viens et l’ombre le suit, il avance et lui dit : Je t’aime bien et l’ombre le suit, il lui dit : On va prendre ce sentier et l’ombre le suit. Ils gravissent ensemble une côte prononcée et maintenant ce ne sont que deux ombres recouvertes par celles des grands arbres.
A ce moment intervient un enfant: il dévale la pente en courant et son visage est éclairé par le soleil. Il franchit le ruisseau Le Heudein, il va jusque l’écluse de Bouttemont, il prend une vieille barque peinte en vert qu’on eût dit abandonnée, il saute dessus et se met à ramer. Il suit le cours de la Vire à toute allure, on l’entend éclater de rire, on le voit s’éloigner, et au moment où il va disparaître, car le soleil nous empêchera désormais de le voir, les grands arbres l’adorent et le jalousent.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012
Il y a un petit cheval, d’une grande beauté, avec une immense tache blanche autour de son encolure, qui paît à l’ombre des arbres, en bas de la montée qui mène au village de Fourneaux.
Je lui demande :Personne ne te voit? -parce qu’il s’est retourné pour me regarder- personne ne te voit et tu es si beau, petit cheval noir avec une immense tache blanche!
Il me regarde et son regard, beau à force d’être ouvert et de demeurer impénétrable, me donne la réponse nécessaire.
Que je dois taire, parce que la beauté s’enveloppe de silence et se nourrit de respect.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012
Ecrire c’est partir en voyage et les voyages aident à écrire.
On voit quelqu’un, on voit un oiseau, un homme qui s’arrête devant vous, un monsieur très très âgé, blouson chemise et pantalon bleu, qui vous tend la main, qui serre la vôtre et qui vous dit «ça va t’y? » avec un sourire d’une ineffable gentillesse.
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Ensuite il part, ensuite, au village de Fourneaux, une dame qui nettoie les tombes vous demande si vous voulez visiter la chapelle, et tout de suite elle vous dit que comme il faisait frais l’autre jour elle a peut-être attrapé une angine. Mais on s’en fiche de l’angine, elle vous dit cela pour vous offrir ou vous faire cadeau de sa sympathie. Je croyais qu’il faisait beau, je faisais le ménage la fenêtre ouverte et tout à coup j’ai eu froid. Elle sait que vous n’êtes pas d’ici, elle l’a compris tout de suite, elle vous parle de son angine et l’angine, cette petite confidence, est signe d’accueil et d’amitié.
Son sourire le renouvelle, le signe pour ainsi dire, vous tend un chèque de simple humanité, et en quittant le village de Fourneaux, dissimulé par l’ombre des grands arbres, vous voyez un petit cheval noir avec une immense tâche blanche.
Après vous rentrez chez vous et après, à trois heures du matin, vous vous réveillez en sursaut. Vous attrapez un cahier dans le noir, vous allumez la lumière, vous écrivez une micro histoire que la vie vous a donnée. Et vous comprenez, comme Antonio Porchia, le poète argentin, que «la profondeur est aussi superficie» tout comme, par exemple, lorsque quelqu’un vous parle de son angine, vous donne son amitié et oublie les tombes qu’elle nettoie.
L’eau, l’autre et la guerre -Editions Usine Utopik, 2012