- Détails
- Mis à jour le lundi 6 février 2023 06:36
- Publié le dimanche 11 mars 2018 09:32
- Affichages : 9444
Marc |
||
La nuit, San Francisco semblait plus vivante que jamais.
Bordée, à l’ouest, par l’océan Pacifique, et contenue, au sud, par les abords de San Bruno Mountain, la ville occupait le nord de la péninsule, cernée par les eaux glacées d’une immense baie dont le Golden Gate Bridge gardait jalousement l’entrée.
Non loin, l’œil unique du phare de l’île d’Alcatraz balayait son dard blanc sur l’étendue saline que fendaient d’intrépides embarcations. On eût dit qu’un cyclope inspiré, muni d’un grand pinceau, s’employait à rendre leur coloris, tantôt au Bay Bridge et à Angel Island, tantôt au Presidio et aux lumières d’Oakland.
Trop affairé à opérer par touches légères mais assurées, avec la régularité inflexible d’un métronome, l’impressionniste boudait le centre historique, cœur de la cité d’où irradiaient les coronaires de Financial District, tandis qu’un flot ininterrompu de véhicules, comme enguirlandés de sang et d’or, descendaient et remontaient inlassablement Market Street.
À la fois principale artère et épine dorsale de la ville, cette balafre diagonale, longue de cinq kilomètres, séparait la jungle de béton en deux parts inégales, depuis le port et le front de mer, au nord-est, jusqu’aux prominentes collines de Twin Peaks, au sol souvent sablonneux, qui évoquaient à tout mélancolique une paire de seins timidement verdoyants dressés vers le ciel.
C’est dans les limites floues de ce cadre improbable, sans cesse réinventé au gré des passages, des troubles et des modes, que se mêlaient l’éclat artificiel des vitrines tapageuses et celui, un peu terne, du soleil des loups, le caquètement des poules ébouriffées du marché de Chinatown et le tintement argentin du cable car de minuit, les effluves d’eucalyptus du nord-ouest et celles du jasmin vespéral dans Noe et Eureka Valley, les saveurs de l’Orient ancien ou du Middle West, le velours sensuel des corps humains et celui, trop parfait, des corps urbains, ce autant que peuvent se marier le rouge et le noir, ou la chair et la pierre.
Il ne manquait à cette toile que le fog san-franciscain.
Brume mystérieuse, impénétrable et fuyante, qui prenait un malin plaisir à disparaître aussi soudainement qu’elle avait, un instant plus tôt, surgi du néant.
Mais voici qu’un discret panache de fumée noire s’élevait dans Fisherman’s Wharf, quartier très touristique du nord de la cité, signe qu’un incendie s’apprêtait à engloutir un entrepôt de transformation du poisson bâti sur le Pier 45.
La cicatrice qui en résulterait mettrait fort longtemps à s’estomper, égratignant l’asphalte, perçant la peau tannée d’une ville qui en avait pourtant vu d’autres.
J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser.
J’ai sondé et exploré le sous-sol riche en minerai d’un astéroïde hadéocroiseur de la ceinture de Kuiper et foré sur les flancs d’un cryovolcan d’une lune gelée de Neptune, tandis que sa cheminée éjectait de la vapeur d’ammoniac qui se condensait lentement au-dessus de ma tête.
J’ai relu Jules Verne à bord de la station orbitale Danika, à la verticale des anneaux de Saturne, survolé les rayures de tigre d’Encelade et foulé la glace d’eau à grains grossiers et cristallins qui en recouvrait les crêtes.
J’ai inspecté l’exploitation minière de Weywot et capturé une comète dans le nuage de Hills, admiré la Croix du Sud sous l’azur martien et pris l’ascenseur spatial pour Deimos où j’ai rencontré ma compagne. Nous nous unîmes sous une arche, à demi ensevelie par la neige poudreuse de Méthone.
J’ai emprunté un trou de ver et observé de près les rouges et les bleus entrelacés des Dentelles du Cygne, orbité autour d’une binaire à éclipses instable, cerné par des filaments de gaz interstellaires qui semblaient découpés en délicats festons.
J’ai assisté à la chute d’une météorite gigantesque sur une exoplanète tellurique et failli m’écraser à la surface du noyau de roche et de métal noir d’Al-Kashi, une chthonienne dont la majeure partie de l’atmosphère de dihydrogène et d’hélium avait été soufflée du fait de la proximité avec son soleil.
J’ai pleuré en contemplant une céphéide jaune de classe de luminosité II s’effondrer sur elle-même. Je revins visiter son rémanent, des années plus tard, après avoir passé du temps sur Sarasvati avec nombre de mes semblables.
J’ai mis le cap sur l’étoile de Barnard et filmé, en touriste, sa principale géante gazeuse, cependant qu’un vaisseau corsaire propulsé à l’ununpentium me donnait la chasse. Puis j’ai goûté à une pluie tropicale sur Nerthus et découvert une nébuleuse naine, véritable pépinière en devenir.
J’ai gravi une colline élevée sur Obéron, réparé un satellite artificiel au-dessus de Wellenstein et fêté la destruction de la sphère de Dyson illégale autour de Sigma Octantis, anéantie par la première éruption stellaire provoquée de votre histoire.
J’ai piloté le destroyer Carl Sagan des abords du système de Zeta Reticuli au grand berceau d’Yperlée, bravant les périls qui attendent tout voyageur parcourant les immenses régions d’hydrogène ionisé de cette fraction de la galaxie. Pas un robot, pas un homme, n’y était parvenu jusqu’à mon exploit.
J’ai participé à l’allumage d’un Jupiter chaud situé dans le quadrant I et ramené des tonnes de diamant et d’hydrocarbures d’une carbonée voisine d’un pulsar. J’ai menti à mon retour, prétendant n’y avoir trouvé aucune forme de vie.
J’ai aidé à cataloguer les derniers quasars connus, rêvé de cartographier des amas globulaires de masse négative, dormi dans un lit brûlant fourni par l’une des colonies allogènes de Titan où j’ai cultivé avec succès des xénophyophores dans les sédiments sombres de Guabonito.
J’ai servi au sein de l’ambassade d’Isis, dans le secteur d’Hipparque où brillent les supergéantes bleues, avant d’entrer en contact avec une vieille civilisation de type II sur l’échelle de Kardachev et que celle-ci ne sombre dans une terrible guerre civile menant à son autodestruction.
Aucun de ces moments ne se perdra dans l’oubli comme les larmes dans la pluie, car, enveloppé par le faux silence de ces espaces infinis, quelqu’un regarde de toute éternité. Il n’est pas vain de continuer d’espérer.
Mes pas foulaient la plage. C’est alors que je les aperçus.
Une brise marine glaciale caressait mon visage lorsque, surgissant de l’Autre Monde, la barque solaire de Khéops croisa les figures de proue de drekar vikings. Des jonques de la mer de Chine aux caravelles lisboètes, des fières trirèmes de César aux clippers américains, ils étaient là, alignés devant moi.
Au calme ou bien ensablés. Immobiles sous un firmament piqué d’étoiles ou chahutés par la houle, dissimulés entre deux crêtes salées. Bretonnantes caraques et gabares traçant les cartes de nouveaux mondes. De pirogues mayas en galions invincibles, j’en entendis le nombre. Celui des rameurs étagés, des intrépides capitaines abandonnés à leur sort et des grand-voiles repoussées par les vents contraires. Ils étaient rassemblés, fantômes perçant la brume, équipages répondant à la plainte des sirènes, sabreurs conquis par le turquoise profond des insondables mers du sud.
Sur le pont de l’un des navires, je reconnus Corto Maltese, engoncé dans son grand caban de mer, accoudé au garde-corps. Plus loin, je vis Rimbaud flotter d’un rêve à l’autre, de Port-Saïd à Sumatra, des bollards d’Abyssinie à ceux de Sainte-Hélène, quand d’autres, plus téméraires encore, délaissant les éléments rugissants, descendaient jusqu’en Terre de Feu pour y défier les cinquantièmes hurlants. Je sentis l’odeur des brasiers allumés par les mutins de toutes les latitudes, celle des mets exotiques du Bengale, des vapeurs entêtantes des narguilés du Bosphore et des bordels crasseux san-franciscains. Je touchais le velours des banquettes d’Orient, l’écorce ferme des eucalyptus tasmaniens. Je goûtais aux paroles de geishas opalines revêtues de satin, aux lèvres charnues et cuivrées des entraîneuses ébène de Maputo.
Soudain, les alarmes du Titanic chignèrent à mes oreilles. Je perçus les cris de joie, la détresse des familles demeurées à terre, le bruit du ressac et le silence du grand bleu, vaste cercueil liquide conservant en son sein les âmes de ceux qui s’y étaient risqués. Au-dessus d’elles, gardiens éternels, l’azur triomphant, le jour, Andromède ou les nuages de Magellan, la nuit. Sombres héros égarés en eaux troubles, lieutenants de vaisseau ayant jeté l’encre de leur journal de bord, déchirés entre deux hémisphères, ils étaient tous amassés sous mes yeux envieux. Spectres livides ou fringants matelots en vareuse fumant la pipe, corps morts à demi émergés que des cormorans affamés picoraient à l’entrée d’un détroit.
Puis, chassée par le fracas des machines, une silhouette noire plane sur l’océan. Elle me jette un regard et approche.
Je reconnais ce jeune homme. C’est l’aventurier que j’ai tenté de faire taire. Son invitation pressante résonne en mon être tel l’appel du grand large. Robinson n’en peut plus de son île-prison. Vendredi s’est pendu ce matin. Un cargo noctambule glisse sur l’horizon. Aurai-je le courage de donner signe de vie ? Mais déjà, je prends ma décision, me défais de ces peurs qui me retiennent. Je choisis la liberté. Je ne m’enfuis pas. Je vole.
Sans opium. Sans alcool. Je vole.
Première parution dans l'Ampoule, Hors-série n° 2, décembre 2017