Michael

CRUMMEY

 

Pour en savoir plus sur M. Crummey

https://www.writerstrust.com/authors/michael-crummey/

https://www.penguinrandomhouse.ca/authors/6123/

https://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/?s=crummey

 

 

 

Cataracte

Breen’s Island se trouve à l’embouchure de l’Indian Tickle1, deux rocs reposant sur un étroit brin de plage, vertèbres fusionnées en une longue épine d’eau coulant entre deux îles plus grosses. Il n’a pas posé les yeux sur le lieu depuis cinquante ans et espère le faire cet après-midi, mais il y a un sacré paquet de mer tandis qu’ils triment pour traverser Domino Run et le capitaine ne veut pas se risquer dans ce passage. Pluie et vagues grises se brisant sur les promontoires, eau embêtant la pierre. Lui et son fils observent fixement la Tickle à l’aide de jumelles tandis que le navire zigzague à l’entrée nord, Breen’s Island hors de vue derrière un crochet de terre.

Tandis qu’ils retrouvent le bras du Tickle en eau libre, il nomme les paires d’îles à bâbord : les Gannets, les Ferrets, les Wolves. Le paysage marin tel un livre de poèmes sorti tout droit de l’enfance qu’il se remémore par fragments. Il montre du doigt l’étendue de tourbes où ils cueillaient les chicoutais en août, les bancs de poissons en eau profonde préférables pour pêcher la morue à la dandinette en fin de la saison. Et Breen’s Island juste au-dessus de la falaise à bâbord, qui pourrait bien être à cinquante ans d’ici. Lorsque le navire se dégage du bras, ils se retournent pour voir le Tickle s’éloigner, s’échangeant les jumelles. Une demi-douzaine d’îles minuscules dans l’embouchure, l’une se révélant derrière l’autre telle une série de boîtes chinoises dont chacune est cachée à l’intérieur de la dernière. Tu la vois, demande son fils à son père, lequel avec une certaine inquiétude affiche un rictus, comme s’il voulait répondre par l’affirmative dans l’intérêt de son fils mais n’y parvenant pas. Pour sûr, ils ne sont pas assez près pour la distinguer. Il sait qu’ils ne le sauront jamais. Le navire fait route plein sud en se soulevant en direction de Red Point, Indian Tickle sortant lentement du champ de vision qui se brouille.

La masse de pluie constante telle une cataracte assombrissant son regard. 

1 Indian Tickle est une localité de la province canadienne de Terre-Neuve-et-Labrador, située sur la péninsule de Musgrave Land au Labrador, à côté d'Indian Island. Indian Tickle est une base de pêche saisonnière qui n'a plus d'habitants permanents. Elle est située sur la rive d'un petit détroit également appelé Indian Tickle.

Traduction de l'anglais (Canada) et note Jean-Marcel Morlat

 

Ce dont nous avions besoin

Battle Harbour, Labrador, début des années trente

Maman disait toujours que je ne trouverais jamais d’homme assez grand pour m’épouser. Les gens s’inquiétaient de ce genre de choses au Connecticut. Je suis partie pour le Labrador à l’âge de vingt-trois ans, bien jeune infirmière dépassant de la tête et des épaules chaque fille avec laquelle je suivais la formation et toujours célibataire.

Le premier Ranger de Terre-Neuve1 affecté sur la côte est arrivé un an plus tard, tout juste sorti d’un entraînement de trois semaines à St. John’s. Un bateau l’a déposé sur le quai de Battle Harbour en octobre avec suffisamment de bois brut pour se mettre un toit sur la tête. Le temps avait alors déjà commencé à tourner, la plupart des équipages de pêche avaient repris le chemin de l’Île à toute vitesse pour laisser passer l’hiver. Il est resté planté là un long moment, regardant fixement ce tas de bois, se demandant ce qu’il allait en faire avant que la neige ne s’installe.

Il y avait huit hommes de Twillingate sur le quai avec tout leur équipement : filets et coffres, quelques quintaux de poisson salé, attendant de prendre le dernier caboteur de la saison pour rentrer chez eux. Ils étaient assis sur leurs affaires, quelques-uns avec des pipes, halos de fumée de tabac autour de leurs têtes. C’était un mercredi après-midi et le Kyle n’était pas attendu à Battle Harbour avant le week-end. Il a fait un signe de tête dans leur direction.

Ça leur a pris trois jours pour monter la maison, à un jet de pierres de l’hôpital. Il a acheté un nouveau poêle en fonte et deux ou trois chaises chez Slade, utilisé un morceau de bois mis en travers de deux chevalets en guise de table. Il n’avait nul autre meuble et il n’y avait rien d’autre à posséder jusqu’à ce que le Kyle reprenne la route au printemps. Il a pris une photo des hommes près de la cabane à moitié finie, leurs mains fourrées à l’avant de leurs combinaisons, de la sciure blonde répandue sur les épaules. Je les ai accompagnés pour leur dire au revoir, glissant une bouteille de rhum au capitaine pour le voyage de retour à la baie Notre-Dame.

Beaucoup de choses se faisaient de cette façon sur la côte : parce que c’était ainsi, parce qu’il n’y avait personne d’autre pour le faire. Lorsque le docteur s’absentait pour se rendre à d’autres villages isolés, les infirmières donnaient naissance aux enfants, amputaient des membres bouffés par la gangrène, avec parfois une simple scie de charpentier pou entailler la chair et les os.

Le dernier matin plutôt chaud de cette année-là, il a vu des infirmières installer des lits pour allonger les pulmonaires à l’air libre. Chaque belle journée voyait une rangée sur la véranda de l’hôpital, sous la devise de l’édifice qui disait : Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi. Il enfilait son uniforme et ses bottes, longeait le chemin qui menait à l’hôpital et demandait à la première infirmière qu’il rencontrait des lits de camp supplémentaires qu’il pourrait emprunter ou louer pour l’hiver. Lorsque je levais les yeux vers lui, la chaleur d’un rougissement submergeait mon visage. Il faisait un mètre quatre-vingt-dix-huit, un peu plus grand dans ses bottes.

Mes demoiselles d’honneur étaient les autres infirmières, et deux hommes de Twillingate représentaient le marié, vêtus de leurs combinaisons. On l’a relevé de son poste pour n’avoir pas pu rester célibataire quatre ans après s’être joint à la police, on a construit une petite goélette et travaillé sur toute la côte pour la Grenfell Mission, allant chercher des malades dans des endroits aussi éloignés que Red Bay et Rigolet pour subir un traitement ou se faire opérer.

Nous n’avions pas grand-chose à cette époque-là, mais nous avions ce dont nous avions besoin. Une maison, un poêle pour faire un peu de feu, quelques meubles. Un lit à colonnes rapporté sur le Kyle l’été où nous nous sommes mariés.

1. La Newfoundland Ranger Force a été créée en 1935 et dissoute en 1950. Les rangers patrouillaient le territoire de Terre-Neuve en dehors des zones urbaines qui dépendaient de la Newfoundland Constabulary : ils devaient être célibataires, être âgés de 21 à 28 ans et mesurer au moins un mètre soixante-quinze et avoir terminé leur onzième année de lycée. L’entraînement durait trois mois. Ils se déplaçaient par bateau, à pied ou en traineau à chiens, plus rarement à moto dans les endroits plus peuplés.

Traduction de l'anglais (Canada) et note Jean-Marcel Morlat

  Sa croix

 Moi, Ellen Rose, de Western Bay, dans le Dominion de Terre-Neuve. Femme mariée, mère, étrangère pour mes petits-enfants. Eu égard à l’amour naturel et l’affection, par le présent testament, je lègue à ma fille, Minnie Jane Crummey de Western Bay, un jardin sauvage situé à Riverhead, borné au nord et à l’est par le domaine des Lovey, au sud par la terre de John Lynch, à l’ouest par la route locale menant à la campagne. Borné au-dessus par le ciel, par le blues des anges et les étoiles de Dieu, et au-dessous par les os de ceux qui m’ont engendrée.

Je ne laisse rien d’autre. Chaque parole que j’ai prononcée, a été emportée par le vent, comme je le serai moi-même. Comme le seront les enfants de mes petits-enfants, leurs têtes remplies de fragments, mon visage n’en faisant pas partie. Le jour viendra où nous tomberons dans l’oubli, je n’ai gaspillé aucune partie de ma vie à faire à ce qu’il en soit autrement.

En foi de quoi j’ai apposé ma signature et mon sceau en ce treizième jour de décembre mille neuf cent trente-trois.

 

Sa

Ellen X Rose

croix  

Traduction de l'anglais (Canada) Jean-Marcel Morlat

 

 

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