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Roland VASCHALDE |
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Ainsi, vous ne savez pas où s’en vont les bateaux qui lèvent l’ancre chaque soir et prennent le large, loin de notre ville, remplis d’hommes et de femmes, d’enfants parfois mais surtout de vieillards ? Et vous ne vous êtes jamais interrogés sur l’étrange déchirure que produit en nous le mugissement de la corne de brume qu’ils lancent dans le ciel nocturne en doublant la dernière balise ?
Après tout, cela vaut peut-être mieux…Vous le saurez bien assez tôt, allez !
Toutes les maisons – mais certaines plus particulièrement – nous tendent un piège aussi dangereux que pernicieux : elles finissent par nous persuader que nous possédons vraiment un morceau d’univers, que cet espace est notre propriété tout comme les objets qui l’encombrent plus ou moins. Pire encore, nous nous persuadons bientôt qu’hors de ce lieu il n’y a point de foyer possible, que sans lui nous ne serions pas ce que nous sommes et que le perdre équivaudrait à se perdre soi-même.
Étendez ça à une région entière et vous verrez naître la funeste croyance qu’il existe des terres plus sacrées que d’autres, qui valent bien que l’on meure et fasse mourir pour elles sans scrupule excessif.
Oh, certes, il existe bien des endroits qui méritent de faire l’objet d’un respect et d’un amour inconditionnels, mais ils ne font pas partie du monde : ce sont tous ceux où je me tiens et où se tient aussi l’autre qui me fait face. Ils se trouvent alors sanctifiés par nous et non l’inverse !
Dans la plaine vaste et nue, les arbres, en marche. À grands pas immobiles ils vont en longue procession, suivant le cours tranquille du canal, tarabustés sans répit par un vent belliqueux. Les roseaux les saluent au passage, l’échine courbée en mille prosternations, les plumes de leur chef éployées jusqu’à terre en folles révérences.
Au loin, l’un peine à suivre la file pèlerine. Ses gestes tourmentés semblent jeter au ciel la plainte inconsolée de qui avance seul.
L’eau va si lentement qu’on la penserait morte. C’est peut-être au dessein de ne pas trop froisser l’image renversée que lui confient les arbres.
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Anne PAULET |
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Je t’écris d’une serrure. Dans cette smart city, l’architecture se caractérise par un mélange de vestiges antiques, de constructions médiévales, une flopée de maisons cossues des années mille, ersatz des châteaux rutilants, marquant le triomphe de la propriété domaniale du siècle passé. Il y a la diffusion dans ses rues, de toutes sortes de paillettes, de magnifiques villas à la manière Art-Déco, de vieux immeubles au charme désuet. Un peu plus loin, des quartiers bétonnés, proches des zones d'activités grises, des îlots essaimés de panneaux, aux lettres hirsutes. Quelques ronds-points décatis, permettent de passer d'un parking à l'autre. Ces derniers sont souvent entourés d'arbres esseulés, de containers remplis de papiers journaux, de prospectus, et de boîtes de somnifères vides. Dans certaines zones artisanales ou industrielles plus excentrées, est née en quelques années une nouvelle forme de mélancolie méridionale, appliquée à des surfaces carrées, tapissées d'aiguilles de pin, hantées d’un silence inhumain, des bruits de machines et des musiques éructées par des baffles sans oreille. Sur les routes environnantes des chariots de fer passent à vive allure. Dès qu'ils se rapprochent, le volume de leurs décibels augmente, pour diminuer dans leur éloignement, avec une remarquable symétrie acoustique. Un axe stratégique par ailleurs très apprécié par les amateurs de coins. C'est aussi là qu'ont été érigées peu à peu d'autres habitations avec des immeubles et des lotissements. Une zone d'extension somme toute banale. Et c'est par cette banalité-là, par cette anti-campagne là, qu'a commencé la banalisation d'un ban, pour prolonger la saine gestion de la ville. Dans le respect des saintes règles de la construction, et d’une forme de démission, nous dit-on fatales. Elle participe à la préservation d’un prodige architectural que l’on appelait jadis les remparts. Les semelles de mes chaussures frottent l’herbe sèche pour avancer. Près de moi, une femme est assise sur un banc. Un enfant s’acharne sur un poisson à ressorts, puis escalade une construction au péril de sa vie. Le toboggan lui montre la sortie. Il rejoint la femme. Elle lui donne un biscuit. Lui se met à genoux. Elle prie. La chaleur est grande et l’essence des pins s’insinue, suprême, transpirée, se mêlant à d’autres empreintes olfactives. Elle pénètre les peaux de particules odorantes. Je ne sais quoi serait le contenant, ni le contenu intelligent. Le monde m’avait déjà mangé avant que je ne vive.
C’est par la ville qu’il atteint une mémoire sans avoir à la prononcer, ni même à la toucher car elle vient à sa rencontre. Une énorme chape de plomb et de goudron. Parfois il doit se protéger, se recueillir, se concentrer. Impossible de trouver un endroit pour se reposer. Les divisions, les chocs, les rapidités étincelantes sont partout. Dans la rue, les cafés, il y a parfois des sons cristallins, et ceux des intestins quand le ventre de la cité brûle. Des roulements de mécanique se propulsent dans d’obscures stations du doute. Les vapeurs se côtoient. Regards et espoirs se croisent sans vraiment savoir. Une contemplation des êtres, et de leur beauté. Dans les nervures ouvertes déversés dans le fleuve, c'est finalement près d’un mur qu’il trouve le réconfort. Les volumes de vies se mesurant dans le répit, une résistance affirmative d'implantation. Là, il côtoie des surfaces minérales, issues des profondeurs, d’où s’élève l’impression d’un temps, de plusieurs temps qu'ils distillent. Un rappel de la présence égarée d’objets que l’on croyait perdus, ou d’un sujet qui se serait toujours tu, ses contours étonnants. Des scènes, des moments, des déplacements, dans un millimètre détaillé, avec une mixité de perceptions éparses, des esplanades déclassées, des gestes exilés, leur échos imaginaire là, sans qu'ici il ne se passe rien vraiment. Il lui suffit d'une seconde pour éprouver cette trêve de la pensée, la fugacité du sentiment, la résonance des cris d'une paroi vers l'autre. Parfois aussi des moments difficiles. Pour lui, dans cette urbanité, cet ici démultiplié, ces détails isolés, un choix s'opère dans l'immédiateté, rendant son pessimisme caduque, la joie de vivre après sa pâleur. Et dans l'espace, un moteur que plus rien n’effraie mais qui tout considère comme savamment disposé dans un désordre apparent dont il aurait gardé la clé aux tréfonds de ses entrailles nubiles.
Il aimait le renversement, l'éloignement, le repos sur des rochers inclinés, la contemplation des détails des murs, des parterres sans fin qu'il parcourait, et qu'il adorait aussi quitter, de façon imprévisible. C'était un romantique inqualifiable. On eut beau le passer à la machine à laver du positivisme le plus strict, au jet puissant du réalisme, au savon de l'académie, à l'acide de l'utilitarisme, l'exposer longuement aux éclairages des intenses lumières, rien n'y faisait. C'était une véritable sinécure, un tempérament inaliénable qui avait glissé en lui d'un siècle sur l'autre, on ne sut jamais trop comment. Il s'en accommodait et tentait d'en faire autre chose dans un siècle où ce tempérament était pour le moins déplacé, et parfois même difficile à vivre. Il se disait fragmentateur de mots, sonneur de plafond en altitude changeante, sismographe, mangeur de nuages. Celui d'un temps qu'il fait, et d'un autre qui passe. Son moral même en plein réchauffement variait en fonction des saisons. C'était un haut-parleur de l’aphonie en faune urbaine. Volant entre les graves ; émiettant les aigus... Il est des moments critiques, quand l'eau vient à manquer, durant lesquels la société s'ouvre plus volontiers aux idéalistes afin de panser ses plaies, et recouvrer un peu de sensibilité. Mais une fois que les affaires reprennent, on les range soigneusement dans une boîte dans laquelle ils sont autorisés à se promener. De préférence dans les jardins du temps, là où poussent les mythes et les légendes, les symboles et des géométries orgueilleuses ! Et puis à la prochaine crise, hop ! Ils ressortent avec leurs nouveaux costumes ! |