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Marie
JULIE |
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Entre chocs et échos
Nous sommes assis en carré. Le débriefing oral commence comme la majuscule d’un temps d’échange. Je prends la note et sur les lignes s’accumulent mes notes. Le stylo trace le F de son nom tandis que nous soufflons son prénom. Murielle. Le chœur en résonance trébuche sur les parois blanches de la pièce. Puis le soliste débute sa partition ! accumulation virgule excessive virgule somptueuse virgule répétition ponctuation virgule. C’est une montée dans l’étrange. L’histoire commence. Les indications de lecture induisent du rythme. Nous sentons l’ambiance de l’espace ! je capte le paroxysme de la situation tandis que chaque adjectif qualitatif, des superlatifs, alourdissent l’atmosphère du morceau. Derrière, se dévoile la légèreté de la pièce : les flottements de lignes négocient (dessinent) le truc.
Nous sommes assis en carré. Le débriefing oral continue comme la montée d’une phrase en protase. Je prends mes notes et sur les trames du cahier, se remplissent les petits carreaux. Le stylo trace le « ! moi de l’ego ! ». Elle et lui étoffent le système d’écriture qui induit le système dramatique. Le soliste gère la montée dramatique, accumule : c’est toujours une construction par le but. Le parcellaire ! ? Le travail de la nature induit le message logique qui s’échoue sur une chose spectaculaire par une chose d’une certaine quantité par la construction d’une certaine chose. Travailler le texte-espace, introduire des choses-espace, le message trouvé par des bribes en résonance ne construit rien.
Nous sommes assis en carré. Le débriefing oral avance comme un cheval lancé dans sa course d’obstacles. Je prends le souffle des notes et sa musique scripturale se cogne dans ma voix. Nous sentons le sens de lecture de la proposition de Leila ! Elle construit des fragments. Ce fragment est lu fort. La difficulté de la partition corporelle est celle de ne pas être un métronome à la mode relationnelle. Le fragment est un relevé des sensations sonores d’un lieu. Le texte est cursif. Le sens vient de la phrase, de la ponctuation, de la pure sensation fragmentaire. Ici la scénographie joue d’un bruit qui n’est jamais nommé. L’histoire du but construit une sensation du bruit par le surgissement des mots ! : sensation d’espace. Quelque chose d’autre indique le lieu : c’est le lit, un noman’s land de choses enfouies.
Nous sommes assis en carré. Le débriefing oral est à son acmé. Derrière les déchets, la partition lisse cherche sa pertinence: deux points, points doubles, notes blanches, espaces. Je goûte la saveur de ces variables de la même expérience et cette saveur se déploie comme un nouveau dossier empli de différentes manières de plier.
Il est jeudi, 8h. La lettre est sans destinataire : exit la relation épistolaire. Le destinateur est un monstre, un être extraordinaire, positif et négatif. Chaque mot est source de merveilleux et de fantastique. C’est une expérience douloureuse. L’exercice de style de Leila est celui du fragmentaire de l’endormissement. Les démons et merveilles, les croyances, l’écriture elle-même, mais aussi les passeurs initiatiques, Muriel, Alex, deviennent les motifs d’une ambiance burlesque. Longtemps les expériences du temps et de la durée furent les éléments de procès du graphomane. Pourtant, l’écriture, la typographie, la chartre graphique d’un texte ne sont pas son maquillage. Et ces rendez-vous informels commencent par le basculement de la couverture d’un livre. L’écoute du texte crée un territoire imaginaire, les mots se déploient et tissent peu à peu une carte géographique. Nous sommes assis en carré. Et le débriefing oral s’éteint comme un vers en apodose.
La baignoire de Romain
Dans un couloir sombre de mon esprit, je garde une petite vue sur la baignoire de Romain. Ce mois de juin là, je lisais Raoul Vaneigem. Romain m’a emmené dans sa vieille maison familiale du Tarn. Les matinées, nous flânons ; nous nous dévorons, les soirées. Des fraises, des myrtilles, des cerises à la fois fruits de la corbeille du salon et métaphores de nos étreintes lucides. Romain travaille avec son cercle de philosophie sur un projet spécifique. J’écris, un jour sur deux, mon mémoire dont le titre romantique est « Quatre moments à œuvrer en quatre temps ». Ce premier essai traite de la dimension subversive de l’actionnisme participatif des sociétés civiles. J’y liste les différentes pratiques artistiques et non artistiques des occupations temporaires illégales de lieux. Parfois, Romain lit par dessus mon épaule, ma nuque, ma joue. Je stoppe net mon activité de doctorante estivale aux doigts agiles sur un clavier. Et, nous redessinons, dans les chambres de l’étage, chaque séquence de la bande dessinée Nell Acqua de Lorenzo Mattoti. Je me sens fleuve, rivière, océan dans ces purs moments d’extase. Je bois ses mots. Il décrit le dispositif polymorphe de sa propre pensée ; il caractérise, in fine ma composition textuelle, d’essai juvénile. Il le perçoit tel un éloge de la représentation participative citoyenne. Il le croit armé d’un coefficient invisible artistique qui use des modalités, des langages, des registres empruntés aux arts visuels et aux arts vivants pour ainsi hacker le réel. Enfant indisciplinée, jeune femme passionnée, je suis amoureuse de sa logorrhée. Je contemple sa bouche comme l’ouvroir potentiel de pensées sonores, de sensations collectives. Je tisse nos instants hors temps comme Proust déguste ses madeleines. « Plus tard, je serai infusée de lui » murmure mon âme. L’expérience de cette liaison semble sous la houlette des figures tutélaires de mai 68. Une nuit, Myriam, une amie voisine et activiste du cercle de Romain dépose une invitation à dîner, sur le perron de la cuisine.
Sur les toits parisiens, dans ma chambre, ma mémoire se déploie deux mois plus tard ; elle se mue en un paysage qui s’ouvre avec difficulté et raideur. Les différentes étapes de travail de ce douloureux accouchement, dissèquent ce dîner sous le scalpel de mon hippocampe ; il articule autour de cette invitation, d’autres possibles, d’autres issues de cette soirée là, d’autres modalités de cette rencontre là, d’autres actions, d’autres verbes que j’aurai pu performer en interaction avec les autres convives de ce repas là. Mais cette part de l’autre reste muette, absente.
Le regard d’Hugo est persistant dès notre arrivée ; cela émousse à peine la curiosité de Romain. Il est si assuré de sa place de Pygmalion. Ce dîner révèle mon tempérament baroque. Vers minuit, il discute avec son groupe de travail à propos de trois essais de sociologie dont j’ai oublié les noms. Ils se sont effrités de mon lobe frontal, avec l’écoulement des dernières semaines. Je m’éclipse avec Hugo dans le verger de Myriam.
Échappés de cet espace temps public où, lui, le vagabond prolétaire et moi, l’étudiante protégée saturons, nous nous convoitons à l’ombre des mûriers. Hugo est un bavard silencieux, un esprit tactile. Ses yeux parlent, ses mains philosophent tandis que ses lèvres demeurent closes. J’enregistre notre rencontre comme une forme plastique mouvante proche d’un dispositif de monstration multimédia. Comme des acteurs de vidéo de seconde zone ; nous redécouvrons la dimension charnelle des jardins perdus. Et le fruit, que nous cueillons à deux, est une performance inédite.
La durée de ce moment si ténu contraste avec les longues minutes où avant de rejoindre le lit, les draps, je pénètre la salle de bains de cette vieille maison familiale du Tarn. Tout y est assoupi et là, comme une danseuse désarticulée ayant fui un tableau de Degas, Romain me regarde, œil bien ouvert, trou béant sur la tempe droite.
La légende d'Igor
(ou une autre complainte de Neyrelle)
Une chambre dans un hôtel lunaire. Un homme jeune et beau. Des boucles noires encadrent son visage androgyne. Il contemple dans un coffre rouge bordeaux, un vieux manuscrit. « Mayen, tu as terminé ta chleupsoum ? »
Une jeune femme, à peine âgée de dix huit ans, dans l’embrasure enlace d’un regard amoureux l’amant contemplant le coffre.
Mayen se retourne lentement. Ses mouvements sont ceux d’un loup. Il sourit, découvrant ainsi un sourire carnassier orné de deux petites canines acérées.
La chambre semble battre au rythme de son cœur. Il s’approche, l’œil allumé puis deux bras immenses s’échouant sur deux longues mains aux ongles pointues enlace Elisa.
« Mon bel ange susurre-t-il appuyant le visage angélique contre sa poitrine.
Des rires d'enfants dans le couloir. Ils chantent une comptine d'enfants :
« Vivre c’est aimer un peu chaque jour
Mourir c’est aimer un peu chaque jour
Aimer c’est mentir un peu chaque jour
Mentir c’est se protéger un peu chaque jour
Se protéger c’est s’oublier un peu chaque jour
S’oublier c’est vivre un peu chaque jour
Et la ronde continue de l’aube au bout du jour
Vivre c’est mourir un peu chaque jour »
Elise se dégage de Mayen et lui sourit.
« Qu’as-tu Mayen ? C’est le jour de tes vingt-cinq ans. Tu n’as donc pas envie de rire ?
Si bien sûr, rions, enivrons nous de vin, de chair et puis mourrons » clame-t-il en riant.
Elisa l’entraine dans une valse. Ensemble, ils dansent sur une musique jouée par les anges pour eux.
Mayen a vingt cinq ans. C’est la commémoration d’une fête oubliée, le 25 aout 2099. Mayen est mort le 25 aout 2074. Elisa, un vampire femelle de 81 ans, au détour d’un tournage où elle était figurante, lui avait arraché sa vie de mortelle pour lui en offrir une éternelle. Mayen, légèrement dépressif de cette éternité pesante, faisait valser Elisa. La ronde rapide s’accélère dans la pièce jusqu’ à les conduire, ensemble sur le balcon. Là, Elisa pousse un cri d’effroi. Trop tard. Les doux rayons du Soleil tropical brûlent patiemment chaque parcelle de leurs vies contre nature. Mayen, lui, sourit, délivré de cette existence non choisie. La lignée d’Igor le vampire s’éteint ici, le jour même où 321 ans plus tôt elle avait débuté.
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Marc |
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J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser.
J’ai sondé et exploré le sous-sol riche en minerai d’un astéroïde hadéocroiseur de la ceinture de Kuiper et foré sur les flancs d’un cryovolcan d’une lune gelée de Neptune, tandis que sa cheminée éjectait de la vapeur d’ammoniac qui se condensait lentement au-dessus de ma tête.
J’ai relu Jules Verne à bord de la station orbitale Danika, à la verticale des anneaux de Saturne, survolé les rayures de tigre d’Encelade et foulé la glace d’eau à grains grossiers et cristallins qui en recouvrait les crêtes.
J’ai inspecté l’exploitation minière de Weywot et capturé une comète dans le nuage de Hills, admiré la Croix du Sud sous l’azur martien et pris l’ascenseur spatial pour Deimos où j’ai rencontré ma compagne. Nous nous unîmes sous une arche, à demi ensevelie par la neige poudreuse de Méthone.
J’ai emprunté un trou de ver et observé de près les rouges et les bleus entrelacés des Dentelles du Cygne, orbité autour d’une binaire à éclipses instable, cerné par des filaments de gaz interstellaires qui semblaient découpés en délicats festons.
J’ai assisté à la chute d’une météorite gigantesque sur une exoplanète tellurique et failli m’écraser à la surface du noyau de roche et de métal noir d’Al-Kashi, une chthonienne dont la majeure partie de l’atmosphère de dihydrogène et d’hélium avait été soufflée du fait de la proximité avec son soleil.
J’ai pleuré en contemplant une céphéide jaune de classe de luminosité II s’effondrer sur elle-même. Je revins visiter son rémanent, des années plus tard, après avoir passé du temps sur Sarasvati avec nombre de mes semblables.
J’ai mis le cap sur l’étoile de Barnard et filmé, en touriste, sa principale géante gazeuse, cependant qu’un vaisseau corsaire propulsé à l’ununpentium me donnait la chasse. Puis j’ai goûté à une pluie tropicale sur Nerthus et découvert une nébuleuse naine, véritable pépinière en devenir.
J’ai gravi une colline élevée sur Obéron, réparé un satellite artificiel au-dessus de Wellenstein et fêté la destruction de la sphère de Dyson illégale autour de Sigma Octantis, anéantie par la première éruption stellaire provoquée de votre histoire.
J’ai piloté le destroyer Carl Sagan des abords du système de Zeta Reticuli au grand berceau d’Yperlée, bravant les périls qui attendent tout voyageur parcourant les immenses régions d’hydrogène ionisé de cette fraction de la galaxie. Pas un robot, pas un homme, n’y était parvenu jusqu’à mon exploit.
J’ai participé à l’allumage d’un Jupiter chaud situé dans le quadrant I et ramené des tonnes de diamant et d’hydrocarbures d’une carbonée voisine d’un pulsar. J’ai menti à mon retour, prétendant n’y avoir trouvé aucune forme de vie.
J’ai aidé à cataloguer les derniers quasars connus, rêvé de cartographier des amas globulaires de masse négative, dormi dans un lit brûlant fourni par l’une des colonies allogènes de Titan où j’ai cultivé avec succès des xénophyophores dans les sédiments sombres de Guabonito.
J’ai servi au sein de l’ambassade d’Isis, dans le secteur d’Hipparque où brillent les supergéantes bleues, avant d’entrer en contact avec une vieille civilisation de type II sur l’échelle de Kardachev et que celle-ci ne sombre dans une terrible guerre civile menant à son autodestruction.
Aucun de ces moments ne se perdra dans l’oubli comme les larmes dans la pluie, car, enveloppé par le faux silence de ces espaces infinis, quelqu’un regarde de toute éternité. Il n’est pas vain de continuer d’espérer.
Mes pas foulaient la plage. C’est alors que je les aperçus.
Une brise marine glaciale caressait mon visage lorsque, surgissant de l’Autre Monde, la barque solaire de Khéops croisa les figures de proue de drekar vikings. Des jonques de la mer de Chine aux caravelles lisboètes, des fières trirèmes de César aux clippers américains, ils étaient là, alignés devant moi.
Au calme ou bien ensablés. Immobiles sous un firmament piqué d’étoiles ou chahutés par la houle, dissimulés entre deux crêtes salées. Bretonnantes caraques et gabares traçant les cartes de nouveaux mondes. De pirogues mayas en galions invincibles, j’en entendis le nombre. Celui des rameurs étagés, des intrépides capitaines abandonnés à leur sort et des grand-voiles repoussées par les vents contraires. Ils étaient rassemblés, fantômes perçant la brume, équipages répondant à la plainte des sirènes, sabreurs conquis par le turquoise profond des insondables mers du sud.
Sur le pont de l’un des navires, je reconnus Corto Maltese, engoncé dans son grand caban de mer, accoudé au garde-corps. Plus loin, je vis Rimbaud flotter d’un rêve à l’autre, de Port-Saïd à Sumatra, des bollards d’Abyssinie à ceux de Sainte-Hélène, quand d’autres, plus téméraires encore, délaissant les éléments rugissants, descendaient jusqu’en Terre de Feu pour y défier les cinquantièmes hurlants. Je sentis l’odeur des brasiers allumés par les mutins de toutes les latitudes, celle des mets exotiques du Bengale, des vapeurs entêtantes des narguilés du Bosphore et des bordels crasseux san-franciscains. Je touchais le velours des banquettes d’Orient, l’écorce ferme des eucalyptus tasmaniens. Je goûtais aux paroles de geishas opalines revêtues de satin, aux lèvres charnues et cuivrées des entraîneuses ébène de Maputo.
Soudain, les alarmes du Titanic chignèrent à mes oreilles. Je perçus les cris de joie, la détresse des familles demeurées à terre, le bruit du ressac et le silence du grand bleu, vaste cercueil liquide conservant en son sein les âmes de ceux qui s’y étaient risqués. Au-dessus d’elles, gardiens éternels, l’azur triomphant, le jour, Andromède ou les nuages de Magellan, la nuit. Sombres héros égarés en eaux troubles, lieutenants de vaisseau ayant jeté l’encre de leur journal de bord, déchirés entre deux hémisphères, ils étaient tous amassés sous mes yeux envieux. Spectres livides ou fringants matelots en vareuse fumant la pipe, corps morts à demi émergés que des cormorans affamés picoraient à l’entrée d’un détroit.
Puis, chassée par le fracas des machines, une silhouette noire plane sur l’océan. Elle me jette un regard et approche.
Je reconnais ce jeune homme. C’est l’aventurier que j’ai tenté de faire taire. Son invitation pressante résonne en mon être tel l’appel du grand large. Robinson n’en peut plus de son île-prison. Vendredi s’est pendu ce matin. Un cargo noctambule glisse sur l’horizon. Aurai-je le courage de donner signe de vie ? Mais déjà, je prends ma décision, me défais de ces peurs qui me retiennent. Je choisis la liberté. Je ne m’enfuis pas. Je vole.
Sans opium. Sans alcool. Je vole.
Première parution dans l'Ampoule, Hors-série n° 2, décembre 2017
Des corps urbains
La nuit, San Francisco semblait plus vivante que jamais. Bordée, à l’ouest, par l’océan Pacifique, et contenue, au sud, par les abords de San Bruno Mountain, la ville occupait le nord de la péninsule, cernée par les eaux glacées d’une immense baie dont le Golden Gate Bridge gardait jalousement l’entrée.
Non loin, l’œil unique du phare de l’île d’Alcatraz balayait son dard blanc sur l’étendue saline que fendaient d’intrépides embarcations. On eût dit qu’un cyclope inspiré, muni d’un grand pinceau, s’employait à rendre leur coloris, tantôt au Bay Bridge et à Angel Island, tantôt au Presidio et aux lumières d’Oakland.
Trop affairé à opérer par touches légères mais assurées, avec la régularité inflexible d’un métronome, l’impressionniste boudait le centre historique, cœur de la cité d’où irradiaient les coronaires de Financial District, tandis qu’un flot ininterrompu de véhicules, comme enguirlandés de sang et d’or, descendaient et remontaient inlassablement Market Street.
À la fois principale artère et épine dorsale de la ville, cette balafre diagonale, longue de cinq kilomètres, séparait la jungle de béton en deux parts inégales, depuis le port et le front de mer, au nord-est, jusqu’aux prominentes collines de Twin Peaks, au sol souvent sablonneux, qui évoquaient à tout mélancolique une paire de seins timidement verdoyants dressés vers le ciel.
C’est dans les limites floues de ce cadre improbable, sans cesse réinventé au gré des passages, des troubles et des modes, que se mêlaient l’éclat artificiel des vitrines tapageuses et celui, un peu terne, du soleil des loups, le caquètement des poules ébouriffées du marché de Chinatown et le tintement argentin du cable car de minuit, les effluves d’eucalyptus du nord-ouest et celles du jasmin vespéral dans Noe et Eureka Valley, les saveurs de l’Orient ancien ou du Middle West, le velours sensuel des corps humains et celui, trop parfait, des corps urbains, ce autant que peuvent se marier le rouge et le noir, ou la chair et la pierre.
Il ne manquait à cette toile que le fog san-franciscain. Brume mystérieuse, impénétrable et fuyante, qui prenait un malin plaisir à disparaître aussi soudainement qu’elle avait, un instant plus tôt, surgi du néant.
Mais voici qu’un discret panache de fumée noire s’élevait dans Fisherman’s Wharf, quartier très touristique du nord de la cité, signe qu’un incendie s’apprêtait à engloutir un entrepôt de transformation du poisson bâti sur le Pier 45.
La cicatrice qui en résulterait mettrait fort longtemps à s’estomper, égratignant l’asphalte, perçant la peau tannée d’une ville qui en avait pourtant vu d’autres.
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Marc |
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La nuit, San Francisco semblait plus vivante que jamais.
Bordée, à l’ouest, par l’océan Pacifique, et contenue, au sud, par les abords de San Bruno Mountain, la ville occupait le nord de la péninsule, cernée par les eaux glacées d’une immense baie dont le Golden Gate Bridge gardait jalousement l’entrée.
Non loin, l’œil unique du phare de l’île d’Alcatraz balayait son dard blanc sur l’étendue saline que fendaient d’intrépides embarcations. On eût dit qu’un cyclope inspiré, muni d’un grand pinceau, s’employait à rendre leur coloris, tantôt au Bay Bridge et à Angel Island, tantôt au Presidio et aux lumières d’Oakland.
Trop affairé à opérer par touches légères mais assurées, avec la régularité inflexible d’un métronome, l’impressionniste boudait le centre historique, cœur de la cité d’où irradiaient les coronaires de Financial District, tandis qu’un flot ininterrompu de véhicules, comme enguirlandés de sang et d’or, descendaient et remontaient inlassablement Market Street.
À la fois principale artère et épine dorsale de la ville, cette balafre diagonale, longue de cinq kilomètres, séparait la jungle de béton en deux parts inégales, depuis le port et le front de mer, au nord-est, jusqu’aux prominentes collines de Twin Peaks, au sol souvent sablonneux, qui évoquaient à tout mélancolique une paire de seins timidement verdoyants dressés vers le ciel.
C’est dans les limites floues de ce cadre improbable, sans cesse réinventé au gré des passages, des troubles et des modes, que se mêlaient l’éclat artificiel des vitrines tapageuses et celui, un peu terne, du soleil des loups, le caquètement des poules ébouriffées du marché de Chinatown et le tintement argentin du cable car de minuit, les effluves d’eucalyptus du nord-ouest et celles du jasmin vespéral dans Noe et Eureka Valley, les saveurs de l’Orient ancien ou du Middle West, le velours sensuel des corps humains et celui, trop parfait, des corps urbains, ce autant que peuvent se marier le rouge et le noir, ou la chair et la pierre.
Il ne manquait à cette toile que le fog san-franciscain.
Brume mystérieuse, impénétrable et fuyante, qui prenait un malin plaisir à disparaître aussi soudainement qu’elle avait, un instant plus tôt, surgi du néant.
Mais voici qu’un discret panache de fumée noire s’élevait dans Fisherman’s Wharf, quartier très touristique du nord de la cité, signe qu’un incendie s’apprêtait à engloutir un entrepôt de transformation du poisson bâti sur le Pier 45.
La cicatrice qui en résulterait mettrait fort longtemps à s’estomper, égratignant l’asphalte, perçant la peau tannée d’une ville qui en avait pourtant vu d’autres.
J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser.
J’ai sondé et exploré le sous-sol riche en minerai d’un astéroïde hadéocroiseur de la ceinture de Kuiper et foré sur les flancs d’un cryovolcan d’une lune gelée de Neptune, tandis que sa cheminée éjectait de la vapeur d’ammoniac qui se condensait lentement au-dessus de ma tête.
J’ai relu Jules Verne à bord de la station orbitale Danika, à la verticale des anneaux de Saturne, survolé les rayures de tigre d’Encelade et foulé la glace d’eau à grains grossiers et cristallins qui en recouvrait les crêtes.
J’ai inspecté l’exploitation minière de Weywot et capturé une comète dans le nuage de Hills, admiré la Croix du Sud sous l’azur martien et pris l’ascenseur spatial pour Deimos où j’ai rencontré ma compagne. Nous nous unîmes sous une arche, à demi ensevelie par la neige poudreuse de Méthone.
J’ai emprunté un trou de ver et observé de près les rouges et les bleus entrelacés des Dentelles du Cygne, orbité autour d’une binaire à éclipses instable, cerné par des filaments de gaz interstellaires qui semblaient découpés en délicats festons.
J’ai assisté à la chute d’une météorite gigantesque sur une exoplanète tellurique et failli m’écraser à la surface du noyau de roche et de métal noir d’Al-Kashi, une chthonienne dont la majeure partie de l’atmosphère de dihydrogène et d’hélium avait été soufflée du fait de la proximité avec son soleil.
J’ai pleuré en contemplant une céphéide jaune de classe de luminosité II s’effondrer sur elle-même. Je revins visiter son rémanent, des années plus tard, après avoir passé du temps sur Sarasvati avec nombre de mes semblables.
J’ai mis le cap sur l’étoile de Barnard et filmé, en touriste, sa principale géante gazeuse, cependant qu’un vaisseau corsaire propulsé à l’ununpentium me donnait la chasse. Puis j’ai goûté à une pluie tropicale sur Nerthus et découvert une nébuleuse naine, véritable pépinière en devenir.
J’ai gravi une colline élevée sur Obéron, réparé un satellite artificiel au-dessus de Wellenstein et fêté la destruction de la sphère de Dyson illégale autour de Sigma Octantis, anéantie par la première éruption stellaire provoquée de votre histoire.
J’ai piloté le destroyer Carl Sagan des abords du système de Zeta Reticuli au grand berceau d’Yperlée, bravant les périls qui attendent tout voyageur parcourant les immenses régions d’hydrogène ionisé de cette fraction de la galaxie. Pas un robot, pas un homme, n’y était parvenu jusqu’à mon exploit.
J’ai participé à l’allumage d’un Jupiter chaud situé dans le quadrant I et ramené des tonnes de diamant et d’hydrocarbures d’une carbonée voisine d’un pulsar. J’ai menti à mon retour, prétendant n’y avoir trouvé aucune forme de vie.
J’ai aidé à cataloguer les derniers quasars connus, rêvé de cartographier des amas globulaires de masse négative, dormi dans un lit brûlant fourni par l’une des colonies allogènes de Titan où j’ai cultivé avec succès des xénophyophores dans les sédiments sombres de Guabonito.
J’ai servi au sein de l’ambassade d’Isis, dans le secteur d’Hipparque où brillent les supergéantes bleues, avant d’entrer en contact avec une vieille civilisation de type II sur l’échelle de Kardachev et que celle-ci ne sombre dans une terrible guerre civile menant à son autodestruction.
Aucun de ces moments ne se perdra dans l’oubli comme les larmes dans la pluie, car, enveloppé par le faux silence de ces espaces infinis, quelqu’un regarde de toute éternité. Il n’est pas vain de continuer d’espérer.
Mes pas foulaient la plage. C’est alors que je les aperçus.
Une brise marine glaciale caressait mon visage lorsque, surgissant de l’Autre Monde, la barque solaire de Khéops croisa les figures de proue de drekar vikings. Des jonques de la mer de Chine aux caravelles lisboètes, des fières trirèmes de César aux clippers américains, ils étaient là, alignés devant moi.
Au calme ou bien ensablés. Immobiles sous un firmament piqué d’étoiles ou chahutés par la houle, dissimulés entre deux crêtes salées. Bretonnantes caraques et gabares traçant les cartes de nouveaux mondes. De pirogues mayas en galions invincibles, j’en entendis le nombre. Celui des rameurs étagés, des intrépides capitaines abandonnés à leur sort et des grand-voiles repoussées par les vents contraires. Ils étaient rassemblés, fantômes perçant la brume, équipages répondant à la plainte des sirènes, sabreurs conquis par le turquoise profond des insondables mers du sud.
Sur le pont de l’un des navires, je reconnus Corto Maltese, engoncé dans son grand caban de mer, accoudé au garde-corps. Plus loin, je vis Rimbaud flotter d’un rêve à l’autre, de Port-Saïd à Sumatra, des bollards d’Abyssinie à ceux de Sainte-Hélène, quand d’autres, plus téméraires encore, délaissant les éléments rugissants, descendaient jusqu’en Terre de Feu pour y défier les cinquantièmes hurlants. Je sentis l’odeur des brasiers allumés par les mutins de toutes les latitudes, celle des mets exotiques du Bengale, des vapeurs entêtantes des narguilés du Bosphore et des bordels crasseux san-franciscains. Je touchais le velours des banquettes d’Orient, l’écorce ferme des eucalyptus tasmaniens. Je goûtais aux paroles de geishas opalines revêtues de satin, aux lèvres charnues et cuivrées des entraîneuses ébène de Maputo.
Soudain, les alarmes du Titanic chignèrent à mes oreilles. Je perçus les cris de joie, la détresse des familles demeurées à terre, le bruit du ressac et le silence du grand bleu, vaste cercueil liquide conservant en son sein les âmes de ceux qui s’y étaient risqués. Au-dessus d’elles, gardiens éternels, l’azur triomphant, le jour, Andromède ou les nuages de Magellan, la nuit. Sombres héros égarés en eaux troubles, lieutenants de vaisseau ayant jeté l’encre de leur journal de bord, déchirés entre deux hémisphères, ils étaient tous amassés sous mes yeux envieux. Spectres livides ou fringants matelots en vareuse fumant la pipe, corps morts à demi émergés que des cormorans affamés picoraient à l’entrée d’un détroit.
Puis, chassée par le fracas des machines, une silhouette noire plane sur l’océan. Elle me jette un regard et approche.
Je reconnais ce jeune homme. C’est l’aventurier que j’ai tenté de faire taire. Son invitation pressante résonne en mon être tel l’appel du grand large. Robinson n’en peut plus de son île-prison. Vendredi s’est pendu ce matin. Un cargo noctambule glisse sur l’horizon. Aurai-je le courage de donner signe de vie ? Mais déjà, je prends ma décision, me défais de ces peurs qui me retiennent. Je choisis la liberté. Je ne m’enfuis pas. Je vole.
Sans opium. Sans alcool. Je vole.
Première parution dans l'Ampoule, Hors-série n° 2, décembre 2017
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Brigitte FÉLIX |
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Une ombre m’est apparue dans la lumière du matin, douce et déjà généreuse. Elle s’est attardée sur les reliefs du paysage comme pour attirer mon attention. Mais elle ne l’a pas retenue, pas ce jour.
Dans l’intensité lumineuse et la sécheresse de la journée, le soleil a fait renaître les âmes de l’infini où elles s’étaient retranchées. Elles ont donné des signes de leur présence puis avec le couchant se sont atténuées sans pour autant disparaître. La chaleur du feu, le crépitement de quelques branches sacrifiées pour préparer le thé les a fait s’en approcher pour se réchauffer.
« Ce sont les spectres de nos ancêtres dit le vieux en fixant le feu. Là où il y avait la mer, avant ce sable qui garde les traces de leurs pensées.
Puis il tira sur sa pipe dans le silence où seuls les craquements du feu et de la nuit accompagnent la douce respiration de ses bouffées.
- Ils sont éphémères et flottent au-dessus des dunes, ils sont insaisissables et fuyants, imprévisibles et inconstants, apparaissent et disparaissent comme autant de mirages.
- Et les empreintes que l’on trouve le matin dans l’oued, sont-elles de leurs pieds ?
- Peut-être considéra le vieux.
Ses pensées se chahutent un instant puis il ajoute :
- Comme le sable et le vent rend ces âmes instables et les fait voyager. Le vent en emporte certaines pour mieux les redistribuer au quatre coins du monde dit-il en me regardant. Sinon, comment serions-nous aussi semblables et aussi différents à la fois ? Celles qui restent sont transformées en chimères, en illusions pour mieux te confondre. Elles soupirent dans ton dos lorsque tu es au coin du feu à fumer ou à boire ton thé. Elles attendent le silence du soir pour mieux t’impressionner. Elles se complaisent à faire écho de ta voix, à répandre des rumeurs, des secrets aussi et même des incertitudes. Que leur reste-t-il sinon le soupçon ou le mystère ? »
Le feu s’est arrêté de crépiter, le vent de feuler. Le murmure est devenu absence. Les âmes aussi sont allées se coucher. Demain, il fera beau.
Dans la nuit, ton appel m’a réveillé. Plus fort que le vent qui fait claquer le tissus de la tente lorsque dans sa violence, il est porteur d’une tempête de sable. Plus fort que sa blancheur qui éclate dans la nuit, saisissant au passage les rayons de la lune solitaire.
Je t’ai vu dans mon rêve, j’ai su que c’était toi. Tout, autour de ton corps était flou, comme si le peintre avait estompé le décor, tamisé la lumière, laissant apparaître un paysage futile. Dans ta parure discrète, tu dansais au milieu de la nuit et le vent doux et agréable gonflait par bouffées ta robe légère. Ta silhouette aux contours lumineux, ta fragile beauté, ta démarche délicate, ta peau si claire, tes pieds nus dans l’eau si rare !
Au matin, tout avait disparu et fait place à un émerveillement de couleurs. Des cuivres glissant vers des roses délicats, des gris transparents flottant sur les mauves, des bleus se mélangeant aux jaunes et aux rouges naissants, façonnaient une aquarelle capricieuse. Le chant du sable se faisait entendre, plus puissant et plus chaud, accompagné des murmures de la vie. Sa mélodie prenait de l’ampleur, jusqu’à la joie. L’ombre est revenue. Sous l’influence du vent, les dunes ont changé leurs dessins mille fois recommencés.
Ceux qui m’ont parlé de toi qui m’as choisi me disent que je suis l’élu, que je dois m’enivrer de toi pour changer mon sang, ma race et ainsi la garder. Que tu mettras fin à ma vie d’homme solitaire. Le chaman aussi me l’a confié lorsqu’il a parlé aux esprits dans sa transe : je suis pour toi. Il est un prêtre aux pouvoirs surnaturels, je dois le croire.
Où sont les âmes, où sont les apparences ? Ce ne sont que délicats contrastes, reflets et clairs-obscurs. Où sont les voix, monotones et récitatives, complaintes et mélopées ? Ce ne sont que roulements et sifflements du vent. Et ils ne demeurent que pour ombrer le paysage, me faire confondre les apparences avec toi.
Je n’ai trouvé que le sable pour voyager et aller te chercher. Il était porté par le vent. Alors j’ai fait comme les âmes de mes ancêtres. J’ai oublié mon corps pour être plus léger, plus menu et je me suis laissé emmener par les tourbillons. Ils m’ont aspiré et protégé comme un enfant contre le sein de sa mère.
Le vent anime le tissu blanc de la tente. Il se joue du balafon et compose une complainte en de touches plus subtiles et aériennes. Il tisse tes cheveux d’or, fait resplendir tes yeux d’azur. Je me sens rempli de sable, imprégné de ta voix et de ton parfum. C’est toi, je te reconnais, on m’a prédit ta naissance, donné jusqu’à ton nom, ton origine, ton arrivée.
Je t’attendais, le sable me l’a dit.
En un voile de brume comme celui d’une mariée, je t’ai épousée.
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Fabrice |
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Non loin de Marvão, ce bout de Portugal coincé entre le ciel et l’Espagne, d’anciens bains s’effacent. On n’y accède qu’au terme d’un voyage assez périlleux, les derniers héritiers du site veillant des rêves de fortune un fusil à portée de la main. Leurs regards hallucinés effraient hirondelles et mornes fantômes. Savent-ils qu’ils protègent un délire ? De quel Bojador rêvent donc ces tristes conquistadors ? Des eaux hyposalines, gorgées de silice et de fer, firent la richesse de leurs aïeux autant que leur déchéance. On n’y soigne plus les maladies de la peau ni les rhumatismes, mais le lieu se prête à l’exercice de la mélancolie. Parfois, une corde claque dans un ciel badigeonné de bleu. Il s’agit d’une cigogne à la recherche de sa pitance. Pour peu que l’imprudent oublie sa montre, le temps oublie de battre et nous de le regarder passer. Partout l’histoire du pays s’entortille autour de pierres ébréchées par la mémoire. Accroupie au-dessus du passé, celle-ci élime le sillage d’une hirondelle. Des bâtiments s’étendent sur quelques hectares qui témoignent des fastes où l’on plongeait ses purulences. Au fronton d’un casino, les restes d’une date – 189. – surgissent de dépressions inconnues avant de replonger dans les ombres. Des murs, des portes et une fontaine poussent au milieu de la végétation, entés sur des vestiges que certaines imaginations attribuent aux Romains. Sans à-coups, moi, le Grand Découvreur, le Desdichado, m’installe dans un aquarium ; je le reconnais sans peine au ton émeraude-baignant l’ensemble. Le parc, arboré de peupliers, platanes, hêtres et eucalyptus, s’élague sous l’effet de la marée et, bientôt, ce sont des algues dérivant alentours qui me taraudent. Des chambranles se balancent au gré du courant tandis que des poissons ajustent leur smoking avant de s’amuser avec la rouille des escarpolettes. Dans L’Hôtel des Thermes se noient des sommiers, voyage une valise accompagnée de ses pilotes – brosse à dents, peigne, blaireau – et noyagent de vieux Espagnols d’Estrémadure. Dans cet Atlantide perdu entre deux plis, où soi se dévêt de soi, ceux-ci éprouvent les atomes d’un instant où ils sont censés s’égayer. Recouvre-t-on au milieu de ces illusions la grandeur perdue des capitaines de Cáceres et de Trujillo ? Les thermes de Fadagosa ne soignent pas toutes les affections.
Le décor, bâti sur les sources, sombra, dit-on, peu de temps après sa construction. Il s’abîme toujours, sans que l’on sache si c’est lui qui s’enfonce ou si ce sont les eaux qui montent.
Dans la baie où l’Atlantique s’agite à peine, des enfants s’acharnent sur le cadavre d’un goéland. L’un d’eux, la morve au vent, concentre les efforts d’un fort bâton sur le fondement de l’animal. S’agit-il d’empêcher l’orphelin des caravelles de fuir dans les ciels bariolés de Baiona ? Le Vieux Capitaine offre ses rides à des embruns sans âge. Les orbites tournées vers une Pinta de pacotille guettent l’apparition des chimères. De quelle fosse enténébrée remonteront-elles ? Toutes sortes de rêveries affleurent avec l’écume. Celle-ci dépose sur les gerces une antique amertume. Une note de nostalgie. Elle est salée !
À quelques encablures, une suicidée entourée de pêcheurs danse au gré d’une mélopée battue par la marée. Le lendemain de ce sabbat, des centaines de visages couvrent la plage. Pour l’œil, des molécules d’eau retenues par quelques filaments. Pour le Vieux Capitaine, des masques auxquels il joint ce masque dont les miroirs le giflent. Les revenants s’évaporeront avec les restes de la terrible équipée. Parfois, à reculons, des débris entrent dans le port. Alors, le sillage halé par leur proue étire jusqu’aux Indes son charroi de fantômes. Le goéland, enfin, prend son envol sous les lazzis des enfants. Les mats ne l’attirent plus, ni la terre ferme, ni les charivaris des marins. Venu des lointaines Antilles, un hourvari emporte le prince désarticulé ainsi que les gloires dont le Vieux Capitaine n’eut guère le temps de profiter. Toi qui ramenas la soif de l’or et la fièvre dans le sang, quel miasme engloutit donc tes rêves de glaires ?
Ce fleuve que je ne connais pas
Pour Jean-Claude Kangomba
Je m’appelle Léopold II, roi de Belgique et du Congo.
La réalité m’embête et Bruxelles s’assoupit sous les pluies de novembre. Alors, de l’index, je remonte ce fleuve n’existant que sur les cartes. Je m’attarde sur les affluents, cherche la source qui enflamme tant d’esprits. On rapporte que les Portugais ont planté un padrão non loin de l’embouchure, comme un chien marquant son territoire. Certains voudraient le restaurer. Il vaudrait mieux le renvoyer à Lisbonne tel quel, rongé par la mousse et l’amertume. À fond de cale, avec le fantôme de Diogo Cão. Ils encombrent la mémoire du grand fleuve. Or, le limon n’a d’autre nom à retenir que le mien.
Mon nom planté sur les berges, célébré dans les mélopées par des milliers de natifs, honoré dans les classes par des milliers d’élèves. Ici et là-bas. La flatterie est plaisante. Regarder un obséquieux s’échiner, lui jeter un regard froid en guise de récompense, le voir s’éloigner la queue entre les jambes. Ce pouvoir provient du fleuve. Il faudra bien l’entretenir. Rappeler aux contempteurs que ce fleuve fait d’un roi un empereur. Le Nil eut Ramsès. Cela suffit à sa gloire. Comme lui, j’oblitérerai le nom de ceux qui me précédèrent dans le vaste bassin. L’histoire n’a pas gardé traces des détracteurs du Pharaon. Emportés par les flots. Les méandres que les géographes dessinent à mon intention imposeront la figure d’un monarque de légende. Qui m’oubliera désormais ?
On rapporte que mes sujets ne m’aiment pas. Ni ici, ni là-bas. Ils me craignent. Tant mieux. Je coulerai dans leur cauchemar. Je les priverai de rives. Je les dériverai. Ici et là-bas. Le grand fleuve n’existera plus que sous ma main. Ce fleuve où les capitaines d’industrie tremperont leurs belles actions. Ce fleuve que les missionnaires dragueront de ses âmes impies. Ce fleuve que les soldats débarrasseront de toute résistance. Suis-je dupe du sentiment des riverains, ici et là-bas ? Ce fleuve, pas plus que la Meuse, ne veut de moi.
Je m’en fiche.