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Samuel SCHKOLNIK |
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Dans la semi-pénombre du vestibule, la bicyclette dort de son sommeil léger. Il n'y a pas de condition plus modeste que la sienne : ancêtre de l'avion, cousine de l'automobile, sœur de la motocyclette, elle se distingue de ses parents prétentieux en ce qu'elle ne promet que ce qu'elle peut donner.
Rien n'annonce en elle une vitesse vertigineuse ni une complète élimination de l'effort : son architecture élémentaire nous informe qu'elle ne nous transportera d'un lieu à un autre que si nous partageons le travail.
Mais cette déclaration d'humilité, tout comme sa configuration d'armature rigide avec guidon et paire de roues, annoncent paradoxalement la jubilation du mouvement et insinuent une invitation que nos habitudes maladroites, accoutumées aux mécanismes bruyants de démarrage, ne savent pas toujours déchiffrer.
Soyons sensibles à ce signe timide. Enfourchons enfin la bicyclette, abandonnons-nous à la légèreté de sa progression en faisant tourner le fin rayonnement de ses roues tout en pédalant paisiblement vers l'équilibre ; alors nous comprendrons son cœur d'oiseau terrestre, sa manière d'accéder à la grâce sans désobéir à la gravité : seulement deux points de contact avec le sol, alors que le reste se dresse vertical, avance, coupe l'air et appelle la voltige de la lumière sur le métal.
C'est ce sentiment de lévitation, le même que celui qui nous envahit ce matin en roulant à bicyclette, que cherchaient sans doute à parfaire les frères Wright quand ils imaginèrent pour ce dispositif des ailes et un moteur. Malheureuse volonté de démesure pour des engins d'incertitude, plutôt que de persévérer dans la bicyclette qui ce matin me transporte heureux.
Heureux comme le mariage du triangle et du cercle, capable de se mouvoir – comme les cieux de Pythagore – avec harmonie silencieuse et de nous apprendre quelle est la forme des entités parfaites ; monture à taille humaine, qui peut nous conduire d'un lieu à un autre en nous rappelant à chaque fois que l'homme est la mesure de toutes choses.
Ne restons pas insensibles à la leçon de philosophie de la bicyclette dans le vestibule intime de sa sagesse.
Traduction de l'espagnol pour "Littératures brèves" A. Teller
Il n'y a rien de mieux, quitte à manquer le train, qu'une bonne gare perdue au milieu de la campagne. On peut le rater en ville, à Constitucion ou Place Alberdi, mais c'est seulement là où il n'y a pas d'autre train que celui que l'on vient de manquer, aucun taxi, aucun autobus derrière lequel courir que l'angoisse sera totale. Pas de plus grande détresse que cette détresse sous un ciel pur, face à ces rares maisons bien rangées le long des voies.
Un chien qui passe soulève des petits nuages de poussière, et le frémissement d'un rideau trahit la présence d'un regard.
Inutile de retourner à la salle d'attente, où des gens endimanchés font circuler un mate silencieux en assurant qu'ici personne ne sait quand passent les trains. Sur le mur d'acajou, une pendule fabriquée à Londres marque, immobile, trois heures vingt-cinq.
L'après-midi, il fait bon se promener sous les arbres de paradis. Quelques gens du lieu vous observent avec étonnement et pitié, et on peut sentir -à l'heure où le dernier soleil incendie la saline- l'irrévocable crépuscule du monde.
En hiver, il faut chercher le réconfort des magasins. Les bouteilles de gin, coincées entre des rouleaux de corde et des sacs de maïs, aident à créer quelques liens de rude amitié. Certains soirs, sous la lumière jaune que les moustiques obscurcissent, le langage universel des cartes permet de philosopher paisiblement, on parle de la vie, de la mort.
Un jour une femme sourit sur le pas de sa porte. À l'intérieur, il y a une table recouverte d'une toile cirée entre des murs mal blanchis. Sur l'un d'eux, un rideau fleuri, à moitié tiré. De l'autre côté, un lit de bronze sous l'ovale d'un portrait. Des enfants courent dans tous les sens, et une vieille dame leur demande de se tenir tranquilles pendant qu'elle s'approche avec deux petits verres d'anis. La femme au sourire est assise en face : elle est brune et fraîche et le léger mouvement de ses lèvres laisse deviner une supplication contre le mal. Au fond, il y a une autre maison entourée d'orangers : à chaque mois de mars, un air blanc descend sur l'âme comme une colombe.
Parfois il pleut, et les pas de la femme au sourire, qui met de l'ordre dans la maison, mêlent leur caressante cadence au lent égouttement des arbres. Il y a d'autres enfants, il y a des sorties dans les bois pour chercher des perroquets et du miel. Au retour, au milieu d'une joyeuse effervescence d'oiseaux et la fronde au cou, il est difficile de ne pas sentir sous ses pieds des racines de caroubier.
Un jour, le sifflement d'une locomotive interrompt quelque vague transaction. C'est strident comme une perceuse et ça surgit du plus profond du temps. Le magasin n'existe plus, il faut courir jusqu'au quai, attraper le train qui arrive, s'accrocher jusqu'à la douleur à un marchepied pour ne pas être éjecté et se perdre à nouveau entre les maisons, faire semblant d'ignorer le désespoir de ceux qui regardent d'en bas, observer comment la pendule fabriquée à Londres qui marque, immobile, trois heures vingt-cinq s'éloigne peu à peu, et penser avec tristesse, déjà à pleine vitesse, qu'il n'y a rien de mieux pour manquer un train qu'une bonne gare perdue au milieu de la campagne.
Traduction de l'espagnol pour "Littératures brèves" Brigitte Torres
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L'ÉCRIVERAINE |
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Le blog de l'Écriveraine : https://ecriveraine.com/
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La coiffeuse engagea d'un geste routinier la pointe de son peigne dans les cheveux épars. Sûre de son tracé, elle les divisa en deux rangs impeccables puis en chavira un, comme une vague molle qu'elle accrocha à son cadre à tisser. Elle lança son écheveau agile entre les fils tendus, pour en extraire – d’une navette régulière au crochet – quelques minces fuseaux. Elle aplatit alors, sur une couche d'aluminium, les mèches prédestinées, qu'elle retenait entre deux doigts comme des poissons à frire au sortir du bocal.
Elle les lissait lentement de sa mixture iodée, puis repliait en rectangles méthodiques le métal qui crissait, apportant – dans sa fermentation glaiseuse – la promesse d'une renaissance dorée.
Sur sa tête s'étaient allumés vingt flambeaux d’argent, en signal aux peuples expatriés.
Une dernière houppe restait à teindre sur le haut de son front : la coiffeuse saisit une feuille d’aluminium plus longue, et en tapissa le visage médusé.
Elle frissonna au coup de froid sur sa peau. Une figure jumelle – gesticulant sur le papier instable – s'y réverbéra, de si près qu'elle loucha.
Elle s'étonnait de ce double mythomane collé à son image. Mais elle fut détournée de ses spéculations quand, de l'autre côté du métal, le pinceau débuta son trajet délicieux : elle le sentait polir les énigmes frontales, et glisser suavement vers les pentes du nez, comme on caresse un chat.
Le double se tortilla bientôt en signe de détresse, ondula par à coups dans les pliures de la page, avant de disparaître dans son marais juteux.
Elle regrettait le masque emprisonné au carnaval de soi, mais la coiffeuse ayant relevé la visière de son casque, elle fut rendue à elle-même, en posture singulière.
Elle découvrit dans la glace son reflet iroquois.
Elle se revoyait, enfant, rire des femmes en papillotes entrevues par hasard, qui semblaient asservies au culte de leur jeunesse. Renâclant à la version nouvelle qu’elle-même offrait alors de ce spectacle cocasse, elle ne put se reconnaître parmi les têtes hirsutes du salon de coiffure, et continua à se chercher sans relâche au miroir lucratif des chimères de soi.
L'Écriveraine, Editions des Deux Mers, 1998
Elle se revoyait entrer chez un opticien du quartier pour acheter ses premières lunettes. Elle avait conçu une antipathie spontanée pour le commerçant jovial, ravi de ce vieillissement profitable. Elle avait essayé toutes les montures de la boutique, hésitante à confier ses limites à des cadres si fragiles.
L'opticien – devinant finement l’obstacle – laissait faire en chaperon servile. Mais elle recula, sujette à un accès de misanthropie défensive, lorsqu'il voulut d'un geste professionnel l'agrafer d'un carcan métallique. Croyait-il qu'elle allait docilement lui prêter son visage, pour qu'il y apposât la marque de sa fabrique ? qu'elle offrirait son corps passif à l'étreinte vénale ?
Elle prit la monture et se l'administra. Elle assumait du moins l'humiliation commune, et n'avait nul besoin d'un passeur pour traverser l’étape.
Elle choisit un bord fin, une forme en demi-lune comme aux tricoteuses du passé. L'opticien satisfait voulut qu'elle parte harnachée de ses verres, mais elle lui échappa.
Le soir elle les observa longuement en éludant l'appel ; vingt ans plus tôt, elle avait ainsi contemplé sa première bague offerte qu’elle avait laissée de longs jours sur sa table, avant de se résoudre à la mettre.
Il fallait pactiser avec l'objet mythique, classiquement réservé aux yeux de ses aïeules, mais redevenu lointain et quasi exotique depuis que sa vision à elle était à secourir. Il lui revint l'humour de sa grand-mère, quand elle cherchait ses lunettes oubliées sur son nez : « Vois-tu, lui disait-elle, Martin monté sur son âne, qui ne sait où il est ! » L'opticien prévoyant avait arrimé les siennes à une cordelette, et elle flancha à cette panoplie achevée d'apprentie finissante.
Elle balança un instant au passage symbolique, au geste fatidique qui serait terminal, puis – se confortant au souvenir des modèles de courage – enfila le destin philosophe des vertus d’autrefois.
L'Écriveraine, Editions des Deux Mers, 1998
Elle s’était coulée ce soir-là dans le bac d’ondulations turquoise où s’agitaient, au gré des exercices, de molles contre-vagues.
Des projecteurs incrustés aux parois du bassin allumaient des étincelles orange au flux de la surface mouvante. Ils rendaient diaphanes les jambes qui fouettaient le courant pour accroître le sport abdominal.
Elle s’était laissée porter par les remous de ces femmes lancées dans les éclaboussures du soir comme pour dilapider, en brefs clapotements, ce qui d’elles n’était pas encore consommé, et le surplus de jour qui leur restait.
Tout le temps que l’entraîneuse avait scandé le rythme, les corps avaient obéi aux pliés, portés par une sono fracassante qui laissait l’esprit libre de ricocher sur l’arrondi des vagues.
Elle avait observé, soulagée de se savoir inconnue dans la tiédeur de l’eau, corps nu que personne ne voyait, – perdu dans la piscine surplombée d’un large tuyau corail, formant un antre chaud. Forme propre à combler tous les goûts du symbole : une sorte de boyau vivant, sous lequel elle se roulait en boule sans oublier de rentrer le ventre pour qu’il devienne costaud, avant de faire la planche. Puis elle repartait sur un allongement des jambes que la prof enjoignait maintenant de croiser en ciseaux. Ou bien elle enfonçait ses plantes de pied en piston dans le liquide moelleux, créant des galeries d’eau soyeuse qui lui moulait les cuisses et caressait sa peau.
Et elle flottait ainsi, par le simple effet des ponctions en cadence.
Ou elle tourniquait ses bras en nage papillon. Pendant qu’elle se musclait le dos, elle veillait toujours à ce qu’une nageuse s’interpose entre elle et l’axe du projecteur : elle ramassait dans le sillage de sa compagne les copeaux de turquoise qui se détachaient à chaque oscillation de son corps.
La récompense finale, après l’entraînement, venait du jacuzzi en solo dans une alcôve construite directement sur le flanc d’une rivière (elle ne connaissait pas de concept plus stimulant que cette piscine posée au bord d’un champ). Elle y suivait, les pensées amollies et un peu en tournis par les bouillons chauffants, le modelage des nuages : ils se démantelaient sans cesse et se reconfiguraient sous la brise du soir, sculptés à l’argile rouge par le soleil couchant.
En hiver, la lune qui trônait sur le noir de la haie traversait la salle, lui donnant l’illusion exaltante de s’être égarée en pleins bois.
Elle restait là aussi longtemps qu’elle le pouvait, taraudée par l’heure et les tâches qui l’appelaient, mais les muscles étrangement sourds à ses engagements, allégés par les bulles qui la massaient de leurs tourbillons frémissants. Parfois quand personne ne regardait, elle offrait son arrière-train au jet qui la cinglait, apaisant ce qui restait noué au siège des émotions.
Elle en ressortait lessivée, régénérée de tous ses mauvais anges, le front adouci des problèmes en attente et plus indulgente à ses semblables qui babillaient leurs affaires conjugales – comme si l’intolérance ne devenait machinale qu’aux esprits remontés sur les ressorts du temps.
L'Écriveraine, Editions des Deux Mers, 1998
Elle s'était constitué dans les bois un fortin de rapine : un petit lièvre idiot, en sortant des fourrés, l'avait attendue par étapes courtoises, pour escorter sa marche ; un cheval l'avait croisée dans son déhanchement impérial de danseuse. Au sabot interrompu, elle s'était retournée sur le plus inattendu crottin blond, tresse en boucle de pouliche non sevrée, écumante de vapeur sur le socle des graviers.
D'autres fois, elle avironnait la forêt inondée, s'ébrouait dans une flaque, et pagayait sur le ciel renversé. Là-haut, un fantôme avait secoué ses draperies neigeuses.
Ou bien deux ragondins traversaient le lac, leur petit menton hors de l'eau, et leur queue manœuvrant en godille ingénieuse.
L'eau était couleur de vase ; mais frangelée par le vent, elle devenait un champ bleu, et le ciel engageait sa charrue dans chaque ruisseau courant.
Quand l'ombre avait enveloppé le lac, un halo orange s'attachait aux lucarnes du château, et s'enfonçait en un épieu solide à la surface de l'eau, graphisme exclamatoire dans l'antiphrase du soir.
Elle avait accroché ces trophées de chasse aux paysages de sa mémoire ; elle les laissait faisander, en prévision du temps où la réalité manquerait de gibier.
L'Écriveraine, Editions des Deux Mers, 1998
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Ada TELLER |
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adasapage.fr | ||
Après maintes péripéties, Adam et Eve, nus, se tenaient par la main, seuls, dans leur Paradis. L'entaille latérale d'Adam se mit à s'ouvrir et l'ouverture à s'agrandir et Eve fut comme aspirée vers l'intérieur où elle se convertit en côte d'Adam. Se sentant sans doute très seul, Adam se figea en statue sans souffle et sans vie, puis sans image ni ressemblance quand, aussitôt réduit en poussière, il se confondit définitivement avec la terre dont il avait été fait. Et c'est ainsi qu'il n'y eut plus personne humaine pour admirer la mer avec ses poissons ni la terre avec ses jardins. Le serpent prit sa queue entre ses mâchoires et se dévora, quand les animaux de toutes espèces retournaient eux aussi dans leur néant ; la pluie remontait vers les nuages alors que les rivières coulaient à l'envers et rentraient dans des sources inaccessibles d'inexistence où elles se mettaient à inexister ; les fruits mûrs devenaient verts et se réduisaient jusqu'à devenir fleurs et les fleurs avec leurs parfums se réabsorbaient en bourgeons alors que les arbres et les plantes qui les portaient rapetissaient et se faisaient de la taille de l'herbe pour s'enfouir tous ensemble sous le sol. Les symphonies retournaient à leurs instruments dans les gorges des oiseaux qui volaient en arrière, dépeuplant le ciel où manquaient déjà toutes les étoiles, en même temps que, sur la terre, les eaux, qui couvraient le tout, disparaissaient comme centrifugées, laissant un vide de consistance, de formes, d'odeurs, et d'échos. Enfin dans la durée qui finissait de se détricoter, l'horizon se rétracta, et le temps, sans périodes ni saisons, cessa de passer même à l'envers pour se mettre simplement à flotter sur l'indistinction du jour et de la nuit, du ciel et de la terre, en absence non seulement de la lune et du soleil, mais de l'essence même de la lumière, emportée dans la fuite de l'ange des commencements.
Manga
Quand les créatures Kazumi Ko de la taille d'une main survolent en nuée la métropole avec leurs jupettes gracieuses, leurs cheveux roux en coupe asymétrique et leurs ombrelles à rayures noires et blanches assorties à celles de leurs chaussettes, les fenêtres des grands immeubles se peuplent de curieux, les automobiles et les autobus s'arrêtent pour les voir passer et les agents de la circulation ne savent plus quoi faire ; elles arrivent par les banlieues en faisant étape dans les parkings des supermarchés ; debout ou assises sur les capots des voitures, elles font pousser des arbres sur le ciment en ouvrant et fermant leurs ombrelles ; éblouis que nous sommes par la démesure de leurs yeux, nous oublierions presque nos chariots débordant de denrées ; mais bien vite les petites créatures s'en vont vers le centre et les statues des rois à cheval dans les parcs et les jardins les suivent de leurs regards devenus vivants ; puis, elles se posent en désordre n'importe où : sur les balustrades et les balcons, sur le rebord des fontaines monumentales, sur les feux rouges affolés, sur les taxis à l'arrêt, sur les enseignes du train métro, sur les bicyclettes d'emprunt en alignement attachées à leurs bornes, sur les bornes aussi, sur les mandarines et les artichauts des étals des marchands de fruits et de légumes, sur les corniches des hôtels de touristes et leurs restaurants et sur les tables des cafés, sur les gargouilles de la cathédrale et sur les ponts et péniches ; on en trouve jusque dans les habitacles en haut des grues, sur les marches des stades, sur les gratte-ciel, sur la grande roue, sur les frontispices des écoles et universités, mairies et ministères et même sur les grilles à dorures du palais présidentiel avec son président ébaubi à la fenêtre. Tout cela ne dure jamais bien longtemps, mais il reste des réverbérations inédites dans l'air lorsque les créatures Kazumi Ko s'envolent de la métropole avec leurs ombrelles à rayures régulières noires et blanches assorties à leurs chaussettes.